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— Merde ! s’exclame-t-il, alors qu’un fou ricoche sur le sol et disparaît sous le bar.

— Était-ce un noir ou un blanc ?

— Un noir, un fou. Merde ! Il a disparu.

Ester-Malke se dirige vers l’étagère aux épices, resserre la ceinture de son peignoir, étudie les options possibles.

— Tiens, dit-elle, sortant un bocal de truffes au chocolat. – Elle le dévisse, fait rouler une friandise sur sa paume et la tend à Landsman. – Prends ça.

Landsman est à genoux par terre, sous le bar. Il retrouve son fou et réussit à le planter dans son trou, h6. Ester-Malke remet le bocal en place et replonge la main droite dans le mystère de la poche de son peignoir. Landsman, lui, mange sa truffe au chocolat.

— Berko est au courant ?

Ester-Malke secoue la tête, se cachant derrière ses cheveux.

— Ce n’est rien, murmure-t-elle.

— Officiellement rien ?

Elle lève les épaules.

— Tu n’as pas regardé le résultat ?

— J’ai peur.

— Tu as peur de quoi ? intervient Berko, apparaissant à la porte de la cuisine, le jeune Pinchas Taytsh-Shemets – Pinky, comme il se doit – dans le creux du bras droit.

Voilà un mois, ils ont organisé une fête pour le petit, avec un gâteau et une bougie. « Ce qui devrait nous amener le troisième Taytsh-Shemets environ vingt et un, vingt-deux mois après le deuxième, calcule Landsman. Et sept mois après la rétrocession. Sept mois dans le monde inconnu à venir. Encore un petit prisonnier de l’histoire et du destin, un autre messie potentiel – car il naît un messie à chaque génération, selon les experts – pour gonfler les voiles de la folle caravelle des rêves d’Élie le prophète ! » La main d’Ester-Malke émerge de sa poche avec le test de grossesse ; d’un sourcil levé, sa propriétaire adresse un signal de Sitka-sud à Landsman.

— Elle a peur d’entendre ce que j’ai eu à bouffer hier, répond à sa place Landsman.

Pour faire diversion, il sort de la poche de son veston l’exemplaire de Lasker des Trois cents parties d’échecs et le pose sur le bar, à côté de l’échiquier.

— Ça concerne ton junkie refroidi ? lance Berko, fixant l’échiquier.

— Emanuel Lasker, précise Landsman. Mais c’était juste le nom inscrit sur le registre. On n’a retrouvé absolument aucun papier sur lui. Nous ne savons pas encore qui c’était.

— Emanuel Lasker, ce nom me dit quelque chose.

Berko entre de biais dans la cuisine, en pantalon de costume et manches de chemise. Ledit pantalon est en mérinos gris bruyère à double pli, la chemise blanc sur blanc. À son cou pend, avec un magnifique nœud, une cravate bleu marine à motifs orange. La cravate est extra-longue, le pantalon ample et tenu par des bretelles également marine, mises à mal par le volume et la rondeur de l’estomac. Sous sa chemise, il porte le châle à franges ; à l’arrière de sa tête, une coquette yarmulka bleue surmonte ses crins d’un noir luisant, mais aucune barbe ne veut pousser sur son menton. On ne trouve de barbe sur le menton d’aucun des hommes de sa famille maternelle, même en remontant à l’époque où Corbeau a créé toutes choses (à part le soleil, qu’il a volé). Berko Shemets est pratiquant, mais à sa manière et pour des raisons personnelles. C’est un Minotaure, et le monde des Juifs est son labyrinthe.

Jeune géant qui marchait en traînant les pieds, connu sous le nom de Johnny Jew Bear, Johnny l’Ours juif, dans la maison du Monstre de la mer de la moitié Corbeau de la tribu des Cheveux-longs, il est venu vivre avec les Landsman dans leur bicoque d’Adler Street à la fin du printemps 1981. Cet après-midi-là, il mesurait 1,75 mètre dans ses mocassins ; il avait treize ans et seulement deux centimètres et demi de moins que Landsman à dix-huit ans. Jusqu’alors personne n’avait jamais parlé de ce garçon à Landsman ou à sa petite sœur. Et maintenant le gamin allait dormir dans la chambre qui avait autrefois servi au père de Meyer et de Naomi de vase de Klein pour la boucle infinie de ses insomnies.

— Mais enfin qui es-tu ? avait demandé Landsman à l’adolescent, tandis que celui-ci se faufilait de biais dans le salon, tordant une casquette à visière entre ses mains, embrassant toute la pièce de son regard sombre et brûlant.

Plantés dehors sur l’allée de devant, Hertz et Freydl s’invectivaient. Apparemment, l’oncle de Landsman avait négligé de signaler à sa sœur que son fils venait habiter chez elle.

— Je m’appelle Johnny Bear, répondit Berko. Je fais partie de la collection Shemets.

Hertz Shemets demeure un expert éminent de l’art et de l’artisanat indiens tlingit. À une époque, ce hobby ou ce passe-temps l’avait poussé à s’enfoncer dans les Indianer-Lands plus profondément que n’importe quel autre Juif de sa génération. Alors, oui, son étude de la culture indigène et ses expéditions dans ces terres servaient de couverture à son travail pour le COINTELPRO, le programme de contre-espionnage du F.B.I., pendant les années 1960. Mais ce n’était pas seulement une couverture. Hertz Shemets était vraiment attiré par le mode de vie indien. Il avait appris à harponner un phoque dans l’œil au moyen d’un crochet d’acier, à tuer et à préparer un ours, ainsi qu’à aimer le goût de la graisse du demi-bec autant que celle du shmalz. Et il avait engrossé Miss Laurie Jo Bear de Hoonah. Quand elle trouva la mort au cours des prétendues émeutes de la synagogue, son fils à moitié juif, objet de persécution et de mépris au sein de la moitié Corbeau, appela au secours le père qu’il connaissait à peine. C’était un zwischenzug, un coup intermédiaire, une péripétie imprévisible dans le déroulement réglé d’une partie. Il prit oncle Hertz au dépourvu.

— Que vas-tu faire, le chasser ? hurlait-il à la mère de Landsman. Ils font de sa vie un enfer là-haut. Sa mère est morte, assassinée par des Juifs…

Effectivement, onze indigènes de l’Alaska avaient péri dans l’émeute qui avait suivi l’explosion d’une maison de prières construite par un groupe de Juifs sur un terrain litigieux. Dans ces îles, il existe des poches où la carte tracée par Harold Ickes hésite et reste muette, des parties de la frontière réduites à l’état de pointillés. Les trois quarts d’entre elles sont trop reculées ou accidentées pour être habitées, ou encore gelées ou inondées toute l’année. Mais, au fil des ans, certaines de ces taches hachurées, choisies, plates et tempérées, se sont révélées irrésistibles pour des millions de Juifs. Les Juifs cherchent un espace vivable. Dans les années 1970, quelques-uns, surtout des membres de petites sectes orthodoxes, sont passés à l’acte.

La construction d’une maison de prière à St. Cyril par la sous-fraction d’une fraction d’une secte originaire de l’île Lisianski a été un scandale aux yeux de nombreux indigènes. Elle fut saluée par des manifestations, des rassemblements, des hommes de loi et des protestations du Congrès contre cette nouvelle atteinte à la paix et à la justice par des Juifs arrogants du Nord. Deux jours avant sa consécration, quelqu’un – personne n’a jamais revendiqué cet acte ni été mis en examen – avait jeté un cocktail Molotov dans une fenêtre, réduisant le local en cendres. Les fidèles et leurs partisans envahirent alors la ville de St. Cyril, cassant les pièges à crabes, brisant les fenêtres du foyer de la Fraternité indigène d’Alaska, et provoquant un beau feu d’artifice en incendiant un entrepôt de chandelles romaines et de bombes cerises. Le chauffeur d’un camion plein de Yids furieux perdit le contrôle du véhicule et fonça dans l’épicerie où Laurie Jo travaillait comme caissière, la tuant sur le coup. Les Émeutes de la synagogue restent le nadir dans l’histoire amère et peu glorieuse des relations judéo-tlingit.