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— Est-ce ma faute ? Est-ce mon problème ? hurlait en retour la mère de Landsman. Un Indien dans ma maison, il ne manquerait plus que ça !

Les enfants les écoutèrent un bon moment ; Johnny Bear attendait à la porte, donnant des coups de pied dans son sac de marin de la pointe de sa tennis.

— Heureusement que tu ne parles pas yiddish, avait dit Landsman à son cadet.

— Je n’ai pas besoin de le parler, connard, répondit Johnny le Juif. J’ai entendu cette daube toute ma vie !

Après que l’affaire fut réglée – et elle l’avait été avant même que la mère de Landsman eût jeté les hauts cris –, Hertz entra pour dire au revoir. Son fils le dépassait de cinq centimètres. Lorsqu’il prit le garçon dans ses bras pour une accolade brève et rigide, on aurait dit la chaise embrassant le canapé. Puis il s’écarta d’un pas.

— Je suis désolé, John, dit-il, agrippant son fils par les oreilles et serrant très fort pour scruter son visage comme un télégramme. Je veux que tu le saches. Et je ne veux pas que tu me regardes un jour en pensant que je suis autre chose que désolé.

— Je veux habiter chez toi, proféra le garçon d’une voix blanche.

— C’est ce que tu m’as laissé entendre. – Les mots étaient rauques, la manière rude, mais tout à coup, et cela avait frappé Landsman, un film de larmes brouilla les yeux d’oncle Hertz. – Je suis connu pour être un salopard fini, John. Tu risques d’être plus mal avec moi que si tu vivais dans la rue. – Il embrassa du regard le salon de sa sœur, les housses de plastique du mobilier, la sculpture pareille à du fil barbelé, le menora abstrait. – Dieu sait ce qu’on fera de toi ici !

— Un Juif, répondit Johnny Bear, et il était difficile de savoir s’il disait ça par fanfaronnade ou mauvais pressentiment : comme toi.

— Ça paraît improbable, soupira Hertz, j’aimerais bien les y voir. Au revoir, Johnny.

Il gratifia Naomi d’une petite tape sur la tête. Juste avant de sortir, il s’arrêta pour serrer la main de Landsman.

— Aide ton cousin, Meyerle, il va en avoir besoin.

— Il a l’air de pouvoir s’aider tout seul.

— Il a l’air, pas vrai ? acquiesça oncle Hertz. Il tient ça de moi, au moins.

Aujourd’hui, Ber Shemets, comme il a fini par s’appeler avec le temps, vit en Juif, porte la kippa et le châle de prière du Juif. Il raisonne en Juif, pratique la religion juive, engendre, aime sa femme et sert la collectivité en Juif. Il parle avec les mains, observe les interdits casher et arbore un pénis circoncis de travers (son père y avait veillé avant d’abandonner son bébé Ours). Mais, à le regarder, c’est un pur Tlingit. Yeux tartares, cheveux noirs et drus, faciès large, taillé pour la joie mais formé au métier du chagrin. Les Bears, les Ours, sont imposants, et Berko mesure 2 mètres en chaussettes pour 110 kilos. Il a une grosse tête, une grosse bedaine, de grands pieds et de grandes mains. Berko est grand et gros en tout, hormis le bébé dans ses bras qui sourit timidement à Landsman avec sa houppe de crins noirs dressés comme de la limaille de fer aimantée. Mignon comme un cœur, Landsman serait le premier à le reconnaître. Mais, même au bout d’un an, la vue de Pinky exacerbe toujours le point faible derrière le sternum de Landsman. Pinky est né jour pour jour deux ans après le terme prévu de Django. Le 22 septembre.

— Emanuel Lasker était un célèbre joueur d’échecs, explique Landsman à Berko, qui reçoit une tasse de café d’Ester-Malke et fronce les sourcils à travers la vapeur. Un Juif allemand, dans les années 1910 et 1920… – Entre cinq et six heures, Landsman a passé le temps à son ordinateur dans le poste de police lugubre pour voir ce qu’il pouvait dénicher. – Un mathématicien. Il a été battu par Capablanca, comme tous les autres à l’époque. Le livre se trouvait dans la chambre. Avec un échiquier, disposé ainsi.

Berko a des paupières lourdes et expressives, meurtries, mais quand il les abaisse sur ses yeux écarquillés, c’est un rayon de lampe torche filtrant par une fente. Un regard si froid et si sceptique qu’il peut pousser un innocent à douter de son propre alibi.

— Et qu’est-ce que tu crois ? répond-il, avec un regard entendu à la bouteille de bière dans la main de Landsman. Que la configuration des pièces sur le plateau… – La fente s’étrécit, le rayon s’intensifie. – est le nom codé de l’assassin ?

— Dans l’alphabet d’Atlantis, ironise Landsman.

— Oui, oui.

— Le Yid jouait aux échecs. Il se servait de ses tefillin comme garrot. Et puis quelqu’un l’a tué avec un luxe de précautions et de discrétion. Je ne sais pas. L’angle des échecs n’apporte peut-être que dalle, je ne peux rien en tirer. J’ai parcouru le bouquin entier, sans pouvoir retrouver la partie qu’il jouait, s’il jouait. Ces diagrammes, je ne sais pas, me donnent la migraine. J’ai la barre rien qu’à regarder l’échiquier, maudit soit-il !

La voix de Landsman sonne tout aussi creux et désespéré que son état d’esprit, ce qui n’était pas du tout dans son intention. Berko cherche le regard de sa femme au-dessus de la tête de Pinky, pour savoir s’il faut vraiment s’inquiéter pour son cousin.

— Tiens, Landsman. Si tu poses cette bière, dit Berko, tentant sans succès de ne pas prendre le ton du policier, je te laisserai tenir ce beau bébé. Qu’en dis-tu ? Regarde-le. Regarde-moi ces cuisses, allez. Touche-les. Pose ta bière, d’accord ? Et tiens-moi ce beau bébé une minute.

— Il est vraiment beau, balbutie Landsman.

Il descend la bouteille de trois centimètres. Puis il la pose, se tait, prend le bébé, le hume et ressent le déchirement de cœur habituel. Pinky sent le yaourt et la poudre de lessive, relevés d’une pointe de la lotion capillaire paternelle. Landsman emporte l’enfant jusqu’à la porte de la cuisine et essaie de ne pas respirer pendant qu’il regarde Ester-Malke détacher une plaque de gaufres du gaufrier. Elle se sert d’un vieux Westinghouse avec des poignées en bakélite en forme de feuilles, capable de débiter quatre gaufres croustillantes à la fois.

— Babeurre ? demande Berko qui étudie à son tour l’échiquier, caressant sa lourde lèvre supérieure d’un doigt.

— Quoi d’autre ? répond Ester-Malke.

— Du vrai ou du lait au vinaigre ?

— On a fait un test en double aveugle, Berko. – Ester-Malke tend à Landsman une assiette de gaufres en échange de son jeune fils, et même s’il n’a pas faim, Landsman est content de la diversion. – Tu ne vois pas la différence, tu as oublié ?

— Enfin, il ne sait pas non plus jouer aux échecs, ironise Landsman. Mais regarde-le faire semblant.

— Je t’emmerde, Meyer, gronde Berko. O.K., bon, sérieusement, c’est quelle pièce, le cuirassé ?

La folie familiale des échecs s’était éteinte ou avait redéployé ses forces quand Berko était venu vivre chez Landsman et sa mère. Isidor Landsman était mort depuis six ans, et Hertz Shemets avait reporté ses talents pour la feinte et l’offensive sur un échiquier plus large. C’est-à-dire qu’il n’y avait personne d’autre que Landsman pour apprendre à Berko à jouer, devoir qu’il négligea soigneusement.

— Beurre ? lance Ester-Malke, versant une nouvelle louche de pâte dans les alvéoles de son gaufrier tandis que, à califourchon sur sa hanche, Pinky donne son avis sans y être invité.

— Pas de beurre.

— De la mélasse ?

— Pas de mélasse.

— Tu n’as pas vraiment envie d’une gaufre, n’est-ce pas, Meyer ? lance Berko, renonçant à feindre d’étudier l’échiquier et les déplacements des pièces dans l’ouvrage de Siegbert Tarrasch comme si celui-ci était à sa portée.