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— Sincèrement non, avoue Landsman. Mais je sais que j’ai tort.

Ester-Malke rabat doucement le couvercle du gaufrier sur le gril.

— Je suis enceinte, dit-elle d’une voix étouffée.

— Quoi ? hurle Berko, levant les yeux du livre des surprises réglées. Merde !

Ce mot est dit en anglo-américain, langue préférée de Berko pour les blasphèmes et les gros mots. Il se met à mâcher la tablette de chewing-gum imaginaire qui semble apparaître dans sa bouche chaque fois qu’il est prêt à exploser.

— C’est génial, Ester, explose-t-il, c’est vraiment génial, tu sais ? Parce qu’il reste encore un tiroir de bureau qui ne contient pas de bébé dans cet appartement de merde !

Puis il agite Trois cents parties d’échecs au-dessus de sa tête et se prépare théâtralement à le lancer de l’autre côté du bar, dans le séjour-salle à manger. C’est son côté Shemets qui ressort. La mère de Landsman s’entendait aussi à jeter des objets sous l’empire de la colère, et les façons d’histrion de Hertz, ce client flegmatique, sont rares mais légendaires.

— Ma pièce à conviction, lui rappelle Landsman.

Berko lève le livre plus haut. Landsman répète :

— Ma pièce à conviction, merde !

Et Berko jette le livre, qui fend les airs, pages au vent, et heurte quelque chose avec un tintement, sans doute la boîte à épices en argent sur le dessus de verre de la table à manger. Le bébé avance la lèvre inférieure, accentue sa moue, puis hésite, reportant son regard de sa mère sur son père et vice versa. À la fin, il éclate en violents sanglots. Berko fusille Pinky du regard, se sentant trahi. Il contourne le bar pour ramasser la pièce maniée sans précaution.

— Qu’est-ce qu’a fait tatè ? murmure Ester-Malke au bébé, l’embrassant sur la joue et plissant le front devant le grand trou souligné de noir que Berko a laissé dans les airs derrière lui. C’est le méchant inspecteur Supersperme qui a lancé ce vieux livre inepte ?

— Bonne gaufre ! dit Landsman, posant son assiette intacte.

Il hausse la voix.

— Hé, Berko, je… euh… je crois que je vais attendre dans la voiture. – Il effleure la joue d’Ester-Malke de ses lèvres. – Dis à Comment-s’appelle-t-il-déjà qu’oncle Meyer se sauve.

Landsman se dirige vers les ascenseurs. Le vent siffle dans leurs puits. Le voisin, Fried, sort dans sa longue redingote noire ; ses cheveux blancs lissés en arrière se retroussent sur le col. Fried est chanteur d’opéra, et les Taytsh-Shemets ont le sentiment qu’il les regarde de haut. Mais c’est seulement parce que Fried leur a dit qu’il valait mieux qu’eux. Les Sitkaniks font en général attention à cultiver cette vision des choses chez leurs voisins, en particulier chez les indigènes et tous ceux qui vivent dans le Sud. Fried et Landsman montent ensemble dans l’ascenseur. Fried demande à Landsman s’il a trouvé quelques cadavres récemment, puis Landsman demande à Fried s’il a fait se retourner quelques compositeurs morts dans leurs tombes récemment, après quoi ils ne se disent plus grand-chose. Landsman regagne sa place de parking, monte dans son auto. Il met le moteur en marche et reste assis dans l’air chaud soufflé par le moteur. Avec l’odeur de Pinky dans son cou et le spectre sec et glacé de la main de Goldy dans la sienne, il joue gardien de but tandis qu’une équipe de regrets inutiles lance une offensive soutenue contre sa capacité à traverser une journée sans états d’âme. Il redescend de voiture et fume une papiros sous la pluie. Il tourne les yeux au nord, de l’autre côté de la marina, vers la lance d’aluminium tarabiscotée sur son île battue par les vents. Une fois de plus, il ressent une nostalgie lancinante de l’Exposition universelle, de l’héroïque ingénierie juive de Safety Pin (officiellement la tour Promesse du sanctuaire, mais nul ne l’appelle plus ainsi), et aussi du décolleté de la dame en uniforme qui déchirait les billets pendant l’ascension de la cabine jusqu’au restaurant aménagé au sommet. Puis il remonte en voiture. Quelques instants plus tard, Berko sort de l’immeuble ; on dirait une grosse caisse qui roule à l’intérieur de la Super Sport. Il tient le livre et le jeu d’échecs de poche dans une seule main, en équilibre sur sa cuisse gauche.

— Excuse-moi pour tout ça, dit-il. Quel con, hein ?

— Ne t’en fais pas.

— Il va nous falloir un logement plus grand.

— Exact.

— Quelque part.

— Toute l’astuce est là.

— C’est une bénédiction.

— Un peu ! Mazl-tov, Berko.

Les félicitations de Landsman sont si ironiques qu’elles en sont sincères, et elles sont si sincères qu’elles ne peuvent que sonner faux ; son coéquipier et lui restent assis là un moment sans bouger, à les écouter se cristalliser.

— Ester-Malke dit qu’elle est si fatiguée qu’elle ne se souvient même pas avoir couché avec moi, confie Berko avec un profond soupir.

— Peut-être que vous ne l’avez pas fait.

— Tu veux dire que c’est un miracle ? Comme les poulets parlants de la boucherie…

— Oui, oui.

— Un signe et un prodige.

— On peut voir les choses ainsi.

— À propos de signes, reprend Berko.

Il ouvre Trois cents parties d’échecs, l’exemplaire perdu depuis belle lurette par la bibliothèque municipale de Sitka, cherche la troisième de couverture et sort la fiche de retour de la pochette qui y est collée. Derrière la fiche se trouve un instantané couleur brillant de trois centimètres sur cinq, avec une bordure blanche. La photographie représente un écriteau, un rectangle de plastique noir gravé de six lettres romanes blanches et, dessous, d’une flèche tournée vers la gauche. Le signe pend à deux longueurs de chaînette fixées au carré blanc crasseux d’une tuile acoustique.

— TOURTE, lit Landsman.

— C’est tombé pendant mon examen musclé de la pièce à conviction, semble-t-il, explique Berko. J’imagine que ce devait être coincé dans la pochette de la fiche, sinon tu l’aurais remarqué, avec ton œil perçant de shammès. Tu reconnais ?

— Oui, dit Landsman, je connais l’endroit.

À l’aéroport qui dessert la ville glaciale de Yakobi – terminus d’où vous partez, si vous êtes un Juif en quête de modestes aventures, pour vous enfoncer dans le modeste grand nord du district –, caché tout au bout du bâtiment principal, un modeste établissement propose des tourtes, et seulement des tourtes, à la mode américaine. Ce n’est rien de plus qu’une devanture ouvrant sur une cuisine équipée de cinq fours étincelants. À côté de la devanture pend un tableau blanc, où quotidiennement les propriétaires – un couple de natifs du Klondike et leur mystérieuse fille – inscrivent la liste des spécialités du jour : crème de mûre, de pomme-rhubarbe, de pêche ou de banane. La tourte est bonne, fameuse à sa modeste manière. Tous ceux qui sont passés par l’aérodrome de Yakobi le savent ; le bruit court même que des gens prennent l’avion de Juneau ou de Fairbanks, ou d’encore plus loin, pour venir s’en gaver. La défunte sœur de Landsman était friande de la crème de noix de coco, en particulier.

— Alors, nu ? s’impatiente Berko. Alors, qu’est-ce que t’en penses ?

— Je le savais, répond Landsman. Dès l’instant où j’ai mis le pied dans la chambre et où j’ai vu Lasker étendu là, je me suis dit : « Landsman, toute cette affaire va tourner autour d’une question de tourte. »

— Tu penses donc que ça ne signifie rien.

— Rien ne signifie rien, répond Landsman.

Tout d’un coup, il se sent oppressé, la gorge serrée, les yeux brûlants de larmes. Peut-être est-ce le manque de sommeil ou l’excès de temps passé en compagnie de son verre souvenir. Ou peut-être encore est-ce la soudaine image de Naomi adossée dehors, à un mur de cette boutique anonyme et inexplicable, en train d’engloutir une part de tourte à la noix de coco sur son assiette en carton avec une fourchette en plastique. Les yeux clos, les lèvres pincées et maculées de blanc, elle se régale d’une bouchée de croûte, de crème de fruit et de crème anglaise avec une jouissance tout animale.