La masse rose détrempée du vieux canapé disparaît au coin du module ; Landsman a une nouvelle illumination.
— Les pompes funèbres arrivent, déclare-t-il, parlant du détachement spécial de transition envoyé par le ministère de l’Environnement américain, les organisateurs de la rétrocession venus veiller et préparer le défunt district avant son enterrement dans le tombeau de l’histoire. Depuis un an ou deux, ces organisateurs psalmodient leur kaddish bureaucratique sur le moindre aspect de son administration, accumulant inventaires et recommandations. Posant des bases, s’imagine Landsman, afin que, si quelque chose tourne mal ou va de travers, le blâme puisse en être rejeté plausiblement sur les Juifs.
— Un monsieur du nom de Spade, acquiesce Bina. Il doit se présenter dans la journée de lundi, mardi au plus tard.
— Felsenfeld, profère Landsman avec dégoût.
Typique du bonhomme, qu’il s’évapore trois jours avant qu’un shoymer des pompes funèbres se pointe.
— Qu’il aille au diable !
Deux autres gardiens sortent bruyamment de la caravane, emportant la bibliothèque pornographique divisionnaire et un portrait en carton prédécoupé grandeur nature du président de l’Amérique, avec sa fossette au menton, son hâle de golfeur, son air suffisant affiché avec la légèreté d’un quarterback. Les inspecteurs adorent parer le président de carton de sous-vêtements arachnéens et le bombarder de tampons de papier-toilette mouillé.
— L’heure est venue de prendre les mesures du Central Sitka pour le linceul, remarque Berko, en les regardant passer.
— Vous ne comprenez pas, lâche Bina. – À la veine sombre qui transparaît dans sa voix, Landsman comprend tout de suite qu’elle s’efforce de contenir, non sans effort, un quantum de très mauvaises nouvelles. Puis elle continue sur le ton de tous les autres officiers auxquels Landsman a été obligé d’obéir : À l’intérieur, les gars !
L’instant d’avant, l’idée de devoir servir sous les ordres de son ex-femme, ne serait-ce que deux mois, lui semblait inimaginable. Mais sa façon de secouer la tête vers le module et de leur ordonner d’entrer lui donne une raison d’espérer que ses sentiments pour elle, non qu’il en nourrisse encore bien sûr, pourraient tourner à la grisaille universelle de la discipline.
Conformément à la tradition classique des réfugiés, le bureau est dans l’état où Felsenfeld l’a laissé : photos, plantes vertes moribondes, bouteilles d’eau de Seltz alignées sur le meuble classeur à côté d’un tube familial de chewing-gums contre l’acidité gastrique.
— Asseyez-vous, dit Bina, contournant le bureau en direction du fauteuil d’acier caoutchouté pour s’v installer avec une détermination désinvolte.
Elle se débarrasse de son parka orange, découvrant un tailleur-pantalon en laine brun poudre, porté sur une chemise blanche en oxford, tenue qui s’accorde beaucoup mieux avec l’idée que Landsman a gardée de ses goûts vestimentaires. Il essaie en vain de ne pas observer la manière dont ses seins lourds, dont il peut encore projeter les constellations de grains de beauté ou de taches de rousseur sur le dôme du planétarium de son imagination, tendent la double patte et les poches de sa chemise. Lui et Berko pendent leurs pardessus aux patères derrière la porte et gardent leurs chapeaux à la main ; chacun prend une des chaises restantes. Dans leurs cadres, la femme de Felsenfeld et ses enfants ne sont pas devenus moins laids depuis la dernière fois que Landsman les a regardés. Le saumon et le flétan sont toujours aussi étonnés de se retrouver accrochés morts au bout de ses bas de lignes.
— O.K., écoutez, les gars, reprend Bina. – C’est une femme à attraper le grelot et à prendre le taureau par les cornes. – Nous sommes tous conscients du côté embarrassant de la situation présente. Ce serait déjà assez bizarre si j’avais été seulement votre coéquipière. Le fait que l’un de vous deux était mon mari et l’autre un de mes… euh… cousins, enfin, merde ! – Le dernier mot est dit en très bon anglo-américain, comme les suivants : Vous comprenez ce que je dis ?
Elle marque une pause, semblant attendre une réponse. Landsman se tourne vers Berko :
— Tu étais son cousin, vrai ou faux ?
Bina sourit pour montrer à Landsman qu’elle ne le trouve pas particulièrement drôle. Elle tend le bras derrière elle et attrape sur le meuble classeur une pile de dossiers bleu pâle, chacun épais d’un centimètre et demi au moins, tous signalés par un marque-page en plastique rouge sirop contre la toux. La vue de ceux-ci provoque un serrement de cœur chez Landsman, comme quand il croise par malheur son regard dans la glace.
— Vous voyez ça ?
— Oui, inspecteur Gelbfish, répond Berko, sur un ton étrangement peu sincère. Je vois ça.
— Vous savez ce que c’est ?
— Je sais que ce ne peut pas être nos affaires non résolues, ironise Landsman. Les dossiers sont tous empilés sur votre bureau.
— Le bon point de Yakobi ? poursuit Bina.
Ils attendent le rapport de leur chef sur ses pérégrinations.
— La pluie, dit-elle. Cinq cents centimètres par an. Il pleut à faire chier le monde, même les Yids.
— Ça fait beaucoup de pluie, commente Berko.
— Maintenant, écoutez-moi. Et écoutez-moi bien, s’il vous plaît, parce que je vais vous prendre la tête. Dans deux mois, un marshal américain va faire son entrée dans ce module perdu avec son costard au rabais et son baratin de catéchisme et me prier de lui remettre les clés de la pétaudière que forment les classeurs de l’escouade B, que j’ai l’honneur de présider comme ce matin. – Ce sont des baratineurs, les Gelbfish, des discoureurs, des raisonneurs et des as de l’embobinement, le père de Bina avait presque dissuadé Landsman de l’épouser la veille du mariage. – … Et, vraiment, je le dis sincèrement. Vous savez tous deux que je me suis crevé le cul toute ma vie dans l’espoir que j’aurais un jour la chance de le caler dans ce fauteuil, à ce bureau, et de m’efforcer de maintenir la grande tradition du Central de Sitka qui veut que de temps en temps nous coincions un meurtrier et l’incarcérions. Et maintenant me voilà ! Jusqu’au 1er janvier.
— Nous compatissons, Bina, approuve Berko, semblant plus sincère cette fois-ci. Sur la pétaudière et le reste.
Landsman dit qu’il compatit doublement.
— Je vous en sais gré, répond-elle. Et je sais à quel point vous êtes bourrelés de remords pour… ça.
Elle pose sa longue main tachée de son sur la pile de dossiers. Si leurs calculs sont exacts, celle-ci doit en compter onze, dont le plus vieux remonte à plus de deux ans. Il y a trois autres tandems d’inspecteurs à la brigade des homicides ; aucun d’eux ne peut se vanter d’une si belle montagne d’affaires non élucidées.
— Nous avançons sur l’affaire Feytel, se défend Berko. Là, nous attendons seulement le district attorney. Et sur Pinsky. Et le cas Zilberblat. La mère de Zilberblat…
Bina lève la main pour interrompre Berko. Landsman ne dit rien, il a trop honte pour parler. En ce qui le concerne, cette pile de dossiers est un monument à sa récente déchéance. Qu’elle ne mesure pas vingt-cinq centimètres de plus témoigne de la ténacité que son géant de petit cousin Berko a montrée en le portant à bout de bras.
— Je vous arrête, le coupe Bina. Et faites bien attention parce que c’est là que je vous vends ma salade.
Elle tend le bras dans son dos et prend une feuille de papier dans sa corbeille d’instance, ainsi qu’un autre dossier bleu, beaucoup plus mince, que Landsman reconnaît aussitôt, puisqu’il l’a lui-même créé à quatre heures du matin. Elle plonge la main dans la poche de poitrine de sa veste de tailleur, en sort une paire de demi-lunes que Landsman ne lui a jamais vue. Elle vieillit, et lui aussi vieillit, à l’heure prévue, et pourtant malgré les outrages du temps, chose étrange, ils ne sont plus mari et femme.