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— Les sages de Sion qui président à nos destinées en tant qu’officiers de police du district de Sitka ont défini une politique, commence Bina, parcourant des yeux sa feuille de papier avec un air agité, voire consterné. Celle-ci part de l’admirable principe selon lequel, au moment de rendre l’autorité au marshal américain de Sitka, il serait salutaire pour tout le monde, sans compter la couverture ultérieure que cela nous assurerait, qu’il ne reste aucune affaire en souffrance.

— Lâche-moi, Bina ! s’exclame en anglo-américain Berko, qui a compris dès le début où Bina veut en venir.

Il faut une minute de plus à Landsman pour percuter.

— Aucune affaire en souffrance, répète-t-il avec la lenteur d’un idiot.

— Cette politique, reprend Bina, a reçu le nom, facile à retenir, d’« élucidation effective ». Pour résumer, cela signifie que vous devez consacrer exactement autant de temps à élucider vos affaires en souffrance qu’il vous reste de jours à vos postes d’inspecteurs de la brigade des homicides munis de la plaque officielle du district. Disons, en gros, neuf semaines. Vous avez onze affaires en souffrance. Vous pouvez diviser le travail comme vous voulez, vous savez. De quelque manière que vous vouliez opérer, ça m’ira.

— Boucler ? s’écrie Berko. Tu veux dire…

— Vous savez ce que je veux dire, inspecteur, tranche Bina, dont la voix ne trahit aucune émotion, et dont le visage demeure indéchiffrable. Collez-les sur le dos des emmerdeurs que vous pourrez trouver. Et si ça ne colle pas, utilisez un peu de glu. Le reste – léger chevrotement de voix – est à passer au noir et à classer au cabinet 9.

Le 9, c’est là où ils archivent les affaires « froides ». Le classement d’une affaire au cabinet 9 économise moins de place, sinon c’est la même chose que d’y mettre le feu et d’emporter les cendres en promenade par avis de tempête.

— Les enterrer ? insiste Berko, transformant son affirmation en interrogation juste à la fin.

— Faites un effort de bonne foi, dans les limites de cette nouvelle politique au nom mélodieux, et puis si ça foire, soyez de mauvaise foi…

Bina fixe le presse-papiers arrondi sur le bureau de Felsenfeld. À l’intérieur se trouve un modèle réduit, une caricature en plastique bon marché, de la ligne des toits de Sitka. Un fouillis de tours agglutinées autour de Safety Pin, ce doigt solitaire pointé vers le ciel comme pour accuser.

— … Hissez alors le drapeau noir.

— Tu as dit onze, rappelle Landsman.

— Bien vu.

— Depuis hier soir, néanmoins, avec tout le respect que je vous dois, inspecteur, et aussi gênant que ce soit, enfin, il y en a douze, pas onze. Douze affaires en souffrance pour Shemets et Landsman.

Bina ramasse le mince dossier bleu auquel Landsman a donné naissance la nuit dernière.

— Celui-ci ? – Elle l’ouvre et l’étudie, ou feint de l’étudier, le rapport de Landsman sur le meurtre apparent à l’arme de poing, à bout portant, de l’homme qui s’appelait Emanuel Lasker. – Oui, d’accord. Maintenant je veux que vous regardiez comment on fait.

Elle ouvre le tiroir du haut du bureau de Felsenfeld, qui sera le sien au moins pour les deux mois à venir. Elle fouille à l’intérieur avec une grimace, comme si le tiroir contenait un tas d’oreillettes en mousse de caoutchouc usagées, ce qui, la dernière fois que Landsman y a plongé les yeux, était en effet le cas. Elle sort une étiquette de plastique pour marquer un dossier, une noire. Elle décolle l’étiquette rouge que Landsman a apposée au dossier Lasker plus tôt ce matin-là et y substitue la noire, respirant à petits coups comme on fait quand on nettoie une vilaine plaie ou qu’on nettoie une horreur sur le tapis. Elle prend dix ans, semble-t-il à Landsman, durant les dix secondes qui lui sont nécessaires pour effectuer le changement. Puis elle tient l’affaire nouvellement classée à distance, la pinçant entre deux doigts d’une seule main.

— Élucidation effective, dit-elle.

8.

Le Noz, comme l’indique son nom, est le bar de la police ; propriété de deux ex-noz, enfumé par les vapeurs des doléances et des cancans de noz, il ne ferme jamais et ne manque jamais non plus de représentants de la loi pour tenir son imposant comptoir de chêne. L’endroit idéal, le Noz, pour qui veut exprimer son indignation contre le dernier chef-d’œuvre de connerie inventé par les huiles du département. Aussi, Landsman et Berko fuient soigneusement le Noz. Ils dépassent la Perle de Manille, bien que ses beignets chinois à la philippine donnent des gages scintillants de sucre d’une existence meilleure. Ils évitent aussi Feter Shnayer, et Karlinsky’s, et le Passage intérieur, et le Nyu-Yorker Grill. Comme c’est tôt le matin, la plupart de ces établissements sont fermés de toute façon, et ceux qui sont ouverts accueillent en général auxiliaires médicaux, keufs et pompiers de service.

Ils font le dos rond contre le froid et hâtent le pas, le géant et le petit, se heurtant l’un l’autre. Leur haleine sort de leurs bouches en volutes bientôt absorbées par la nappe de brouillard étalée sur l’Untershtot. De gros serpentins de brume s’entortillent le long des rues, maculant les lanternes de voiture et les néons, masquant le port, laissant une traînée de perles argentées huileuses sur les revers des pardessus et les couronnes des chapeaux.

— Personne ne va au Nyu-Yorker, dit Berko. On devrait être bien là-bas.

— J’y ai aperçu Tabatchnik une fois.

— Je suis sûr que Tabatchnik ne te piquerait jamais les plans de ton arme secrète, Meyer.

Landsman regrette seulement de ne pas être en possession des plans d’une sorte de rayon de la mort ou de faisceau qui contrôle les esprits. Quelque chose pour ébranler les antichambres du pouvoir, instiller une authentique peur de Dieu chez les Américains. Conjurer, juste un an, une décennie, un siècle, la marée de l’exil juif !

Ils s’apprêtent à affronter le sinistre Front Page, avec son lait caillé et son café frais émoulu de son rôle de lavement baryté au commissariat central de Sitka, quand Landsman voit le cul kaki de Dennis Brennan se poser sur un tabouret branlant du bar. La presse a complètement déserté le Front Page il y a des années, au moment où le Blat a fait faillite et où le Tog a déménagé ses bureaux dans un immeuble neuf proche de l’aéroport. Mais Brennan avait quitté Sitka pour chercher fortune et gloire un peu avant. Il doit avoir débarqué en ville assez récemment. Il y a fort à parier que personne ne l’a informé que le Front Page est mort.

— Trop tard, souffle Berko. Le salaud nous a reconnus.

Sur le moment, Landsman n’en est pas si sûr. Brennan tourne le dos à la porte, plongé dans la page boursière de l’important journal américain dont il a ouvert un bureau à Sitka avant de prendre ses grandes vacances. Landsman empoigne Berko par son pardessus, commence déjà à tirer son coéquipier plus loin dans la rue. Il vient de penser à un endroit parfait pour discuter, peut-être manger un morceau, sans oreilles indiscrètes.

— Inspecteur Shemets, un instant !

— Trop tard, admet Landsman.

Il se retourne. Brennan est là, cet homme affligé d’une tête énorme, sans chapeau et sans manteau, la cravate rabattue sur l’épaule par le vent, une pièce d’un penny dans son mocassin gauche, l’autre en faillite. Des ronds de cuir aux coudes de son veston de tweed, d’une teinte passe-partout de tache de gras. Ses joues auraient bien besoin d’un coup de rasoir, et son crâne d’une nouvelle couche de cire. Peut-être les affaires de Dennis Brennan n’ont-elles pas si bien marché que ça chez les huiles.