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— Moi aussi j’ai trouvé qu’elle avait l’air en forme.

— Un peu hommasse.

— Tu as toujours dit ça.

— Bina, Bina. – Berko a un hochement de tête triste, qui réussit mystérieusement à paraître en même temps affectueux. – Dans une vie antérieure, elle a dû être une girouette…

— Je pense que tu te trompes, proteste Landsman. Tu as raison, mais tu te trompes.

— Tu vas me dire que Bina n’est pas carriériste !

— Je ne dis pas ça.

— Elle l’est, Meyer, elle l’a toujours été. C’est une des choses qui m’ont toujours déplu chez elle. Bina est une petite maligne. Elle est dure, elle est politique. Elle est considérée comme loyale, et des deux côtés de la barrière, et ça, ce n’est pas à la portée du premier venu. Elle est à cent pour cent de l’étoffe des inspecteurs. Dans n’importe quelle force de police, dans n’importe quel pays du monde…

— Elle était la première de la classe, acquiesce Landsman. À l’académie de police.

— Mais tu as obtenu plus de points qu’elle à l’examen d’entrée.

— Tiens, oui, s’étonne Landsman. C’est vrai. J’en ai déjà parlé ?

— Même les marshals américains sont assez futes-futes pour remarquer Bina Gelbfish, déclare Berko. Si elle cherche à s’assurer une place dans la police de Sitka après la rétrocession, je ne l’en blâmerai pas.

— Tu es convaincant, concède Landsman. Seulement je ne marche pas. Ce n’est pas pour ça qu’elle a accepté ce poste. Ou ce n’est pas la seule raison.

— Et pourquoi, alors ?

Landsman hausse les épaules.

— Je ne sais pas. Peut-être qu’elle manque de trucs à faire qui aient du sens…

— J’espère que non. Ou, ni vu ni connu, elle va se remettre avec toi.

— Pourvu que non !

— Quelle horreur !

Landsman feint de cracher trois fois par-dessus son épaule. Puis, à l’instant précis où il se demande si cette coutume a quelque chose à voir avec la manie de chiquer du tabac, Mrs Kalushiner revient, traînant le grand déambulateur de son existence.

— J’ai des œufs durs, annonce-t-elle d’un air menaçant. J’ai des bagels, du gigot en gelée…

— Juste quelque chose à boire, madame K., dit Landsman. Berko ?

— De l’eau piquante, répond Berko. Avec un zeste de citron.

— Vous voulez manger, rétorque-t-elle.

C’est tout sauf une question.

— Pourquoi pas ? dit Berko. D’accord, apportez-moi deux œufs.

Mrs Kalushiner se tourne vers Landsman, qui croise le regard de Berko, lequel le défie de commander une slivovitz. La fatigue de Berko, son impatience et son irritation contre son coéquipier et ses problèmes sont palpables. Il est temps qu’il se ressaisisse, non ? qu’il trouve quelque chose qui vaille la peine de vivre et s’en accommode une fois pour toutes.

— Un Coca-Cola, s’il vous plaît, dit Landsman.

C’est peut-être la première fois que Landsman ou quiconque a réussi à surprendre la veuve de Nathan Kalushiner. Elle lève un sourcil gris acier, puis leur tourne le dos. Berko tend la main pour saisir un des concombres confits, le secoue pour le débarrasser des grains de poivre et des clous de girofle dont sa peau verte tachetée est constellée. Il le croque entre ses dents et fronce le sourcil d’un air béat.

— Il faut une pisse-vinaigre pour avoir de bons pickles, commente-t-il. – Et puis, d’un ton dégagé, taquin : Tu es sûr de ne pas vouloir une autre bière ?

Landsman rêve d’une bière, il en sent déjà le goût caramélisé dans son arrière-bouche. En attendant, celle qu’Ester-Malke lui a offerte doit d’abord évacuer son corps, mais Landsman reçoit le signal qu’elle a plié bagage et est prête à prendre congé. La proposition ou la requête qu’il est résolu à adresser à son coéquipier lui semble maintenant l’idée la plus stupide qu’il ait jamais eue, et certainement pas une raison de vivre. Mais elle devra faire l’affaire.

— Je t’emmerde, dit-il, se levant de table. J’ai besoin de pisser.

Dans les toilettes pour hommes, Landsman découvre le corps d’un guitariste électrique. D’une table au fond du Vorsht, Landsman a souvent admiré ce Yid et son jeu. Il a été un des premiers à importer la technique et la gestuelle des guitaristes de rock anglais et américains dans les bulgars et les freylekhs de la musique de danse juive. Il a en gros le même âge que Landsman et vient du même milieu, lui aussi a grandi à Halibut Point. Dans ses moments de vanité, Landsman s’est comparé ou plutôt a comparé sa mission d’inspecteur aux riffs intuitifs et flamboyants de ce gars apparu mort ou évanoui dans le box, sa main d’or dans la cuvette des W.-C. Le malheureux porte un costume trois-pièces en cuir noir avec un nœud papillon rouge. Ses doigts légendaires ont été dépouillés de leurs bagues, qui ont laissé des marques spectrales. Un portefeuille traîne sur le sol carrelé, vide et béant.

Le musicien émet un ronflement. Landsman recourt à ses talents intuitifs et flamboyants pour chercher son pouls carotidien. L’air ambiant vibre du rayonnement de l’alcool presque jusqu’à l’incandescence. Le portefeuille a été délesté de son argent et de ses papiers d’identité, semble-t-il. Landsman palpe le musicien et trouve un demi-litre de vodka canadienne dans la poche gauche de sa veste de cuir. Ils lui ont pris son fric, mais pas sa gnole. Landsman n’a aucune envie de boire, il ressent presque un haut-le-cœur à l’idée d’ingurgiter cette saloperie, une sorte de muscle moral qui se contracte. Il risque un coup d’œil au plafond plein de toiles d’araignée de son âme. Il ne peut s’empêcher de remarquer que cette réaction de dégoût pour ce qui est, somme toute, une marque populaire de vodka canadienne a un rapport avec son ex-femme, avec son retour à Sitka et le fait qu’elle ait l’air si forte, si chaude et si fidèle à elle-même. Sa vision quotidienne va être un supplice, comme Dieu torturant Moïse avec une vue de Sion du haut du mont Pisgah chaque jour de sa vie.

Landsman débouche la bouteille de vodka, avale une bonne lampée bien tassée. Ça brûle comme un mélange de solvant et de lessive. Le flacon contient encore plusieurs centimètres quand il a fini de boire, mais lui-même est plein de remords cuisants de haut en bas. Tous les vieux parallèles qu’il se plaisait à établir autrefois entre le guitariste et son être se retournent contre lui. Après un bref mais violent combat intérieur, Landsman décide de ne pas jeter la bouteille dans la poubelle, où elle ne serait utile à personne. Il l’enfouit dans la poche douillette de sa propre déchéance. Il tire le musicien hors du box et lui essuie soigneusement la main droite. Enfin il soulage le besoin qui l’a conduit là. À la musique de l’urine au contact de l’eau et de la porcelaine, le musicien ouvre les yeux.

— J’ai la pêche, informe-t-il Landsman depuis le sol.

— C’est sûr, mon grand, répond Landsman.

— Surtout ne préviens pas ma meuf.

— Je m’en garderai bien, lui assure Landsman.

Mais le Yid est déjà retombé dans les pommes. Le policier traîne le musicien jusque dans l’entrée de service et le laisse allongé sur le sol, un bottin sous la tête en guise d’oreiller. Puis il retourne à sa table et à Berko Shemets et boit poliment une gorgée de son verre de sirop qui fait des bulles.

— Mmm, fait-il. Du Coca.

— Alors, reprend Berko. Ce service…

— Ouais, profère Landsman.

Sa confiance en lui renaissante et ses intentions, sa sensation de bien-être, sont une illusion produite par une gorgée de méchante vodka, c’est clair. La pensée que, du point de vue, disons, de Dieu, toute confiance humaine est une illusion, et toute intention une blague, l’aide à rationaliser la situation.