Выбрать главу

— Un grand service.

Si Berko sait où Landsman veut en venir, Landsman n’est pas encore prêt à y aller.

— Toi et Ester-Malke, reprend-il, vous avez fait une demande de séjour.

— C’est ça, ta grande question ?

— Non, c’est juste l’amorce.

— Nous avons fait une demande de permis de travail. Dans le district, tout le monde a demandé une carte de séjour, à moins d’aller au Canada ou en Argentine ou ailleurs. Bon Dieu, Meyer, tu ne l’as pas fait ?

— Je sais que j’en avais l’intention, répond Landsman. Je l’ai peut-être fait, je ne m’en souviens pas.

Cette information est trop difficile à traiter pour Berko, et ce n’est pas la raison pour laquelle Landsman les a traînés jusqu’ici.

— Je l’ai fait, d’accord ? s’énerve Landsman. Maintenant je m’en souviens, sûr et certain. J’ai rempli mon formulaire 1-999 et le reste.

Berko hoche la tête comme s’il croyait au mensonge de Landsman.

— Vous projetez de vous incruster dans les parages alors, poursuit ce dernier, de rester à Sitka…

— À condition d’obtenir les papiers nécessaires.

— Il y a lieu de croire que tu ne les auras pas ?

— C’est une question de quotas. On dit que ce sera moins de quarante pour cent.

Berko secoue la tête, ce qui est à peu près le geste national du moment quand il s’agit de savoir où les autres Juifs de Sitka vont aller ou ce qu’ils vont faire après la rétrocession. En réalité, absolument aucune garantie n’a été donnée – le chiffre de quarante pour cent n’est qu’une rumeur de plus à la fin des temps – et il y a des radicaux aux yeux hagards qui soutiennent que le vrai nombre des Juifs à être autorisés à rester en qualité de résidents légaux du nouvel État agrandi d’Alaska après l’entrée en vigueur de la rétrocession avoisinera plutôt dix, voire cinq pour cent. Ce sont les mêmes gens qui passent leur temps à appeler à la résistance armée, à la sécession, à une déclaration d’indépendance et ainsi de suite. Landsman a prêté très peu d’attention aux controverses et aux rumeurs, à la question pourtant cruciale de son petit univers.

— Et le vieux ? demande Landsman. Il ne lui reste plus de jus ?

Depuis quarante ans – ainsi que l’a révélé la série de papiers de Dennis Brennan –, Hertz Shemets se servait de son poste de directeur local du programme de surveillance nationale du F.B.I. pour jouer sa propre partie privée sur le dos des Américains. Le Bureau fédéral l’avait recruté dans les années 1950 pour lutter contre les communistes et la gauche yiddish, laquelle, bien que pleurnicharde, était puissante, endurcie, aigrie, méfiante à l’égard de ses hôtes et, dans le cas des anciens Israéliens, pas spécialement ravie d’être là. La tâche de Hertz Shemets consistait à contrôler et à infiltrer la population rouge ; il lui avait réglé son compte. Il avait donné les socialistes à manger aux communistes, puis les staliniens aux trotskistes et enfin les sionistes hébreux aux sionistes yiddish et, une fois passée l’heure des amuse-gueule, il avait essuyé la bouche de ceux encore debout et les avait poussés à s’entre-dévorer. À partir de la fin des années 1960, Hertz avait été lâché contre le mouvement radical naissant chez les Tlingits et, le moment venu, il avait encore sorti ses griffes et découvert ses crocs.

Mais, comme l’avait montré Brennan, ces activités n’étaient qu’une couverture pour le véritable programme de Hertz : obtenir un statut permanent pour le district, un S.P., ou même, dans ses rêves les plus fous, la création d’un État. Landsman se souvient avoir entendu son oncle dire à son père, dont l’âme garda jusqu’à son dernier jour une teinture de sionisme romantique : « Assez d’errance, assez d’expulsions et d’émigration, assez de rêves sur l’année prochaine au pays des dromadaires. Il est temps pour nous de prendre ce que nous pouvons et de ne plus bouger. »

Chaque année, en l’occurrence, l’oncle Hertz détournait donc jusqu’à la moitié de son budget d’exploitation pour corrompre les gens qui le lui avaient accordé. Il soudoyait des sénateurs, distribuait des pots-de-vin à des membres du Congrès et surtout entortillait de riches Juifs américains dont il regardait l’influence comme une menace pour ses plans. À trois reprises, des projets de loi sur le statut permanent virent le jour avant d’expirer, deux en commission, un dans un corps à corps acharné au sol. Un an après ce combat chtonien, l’actuel président de l’Amérique apparut victorieusement sur une tribune qui présentait l’entrée en vigueur longtemps différée de la rétrocession, promettant de rendre « l’Alaska aux habitants de l’Alaska, pure et sauvage ». Puis Dennis Brennan avait chassé Hertz sous un rondin.

— Le vieux ? répète Berko. Celui qui se cache dans sa réserve indienne de poche ? Avec sa chèvre ? Et un réfrigérateur rempli de viande d’élan ? Ouais, il est une putain d’éminence grise dans les couloirs du pouvoir. Quoi qu’il en soit, tout semble normal.

— C’est vrai ?

— Ester-Malke et moi, on a déjà obtenu tous les deux des permis de travail de trois ans.

— C’est bon signe.

— À ce qu’on dit.

— Évidemment, tu ne voudrais rien faire qui mette en danger ton statut ?

— Non.

— Désobéir aux ordres, emmerder quelqu’un, manquer à ton devoir…

— Jamais.

— C’est réglé, alors. – Landsman plonge la main dans la poche de son veston et en sort le jeu d’échecs. – T’ai-je déjà parlé du mot qu’a laissé mon père avant de se suicider ?

— J’ai entendu dire que c’était un poème.

— Disons des vers de mirliton, corrige Landsman. Six lignes en yiddish adressées à une femme anonyme.

— Oh, oh !

— Non, non, rien d’osé. C’était, quoi ! une expression du regret de ses insuffisances. De la déception que lui causait son échec. Une déclaration de dévouement et de respect. Un touchant aveu de gratitude pour le réconfort que cette inconnue lui avait apporté et, par-dessus tout, pour la faculté d’oubli que sa compagnie lui avait procurée au fil de ces longues et cruelles années.

— Tu l’as mémorisé.

— Oui. Mais j’ai remarqué une chose qui m’a tracassé. Alors je me suis forcé à l’oublier.

— Et qu’as-tu remarqué ?

Landsman ignore sa question ; Mrs Kalushiner arrive avec les œufs durs, six en tout, écalés et disposés sur un plan présentant six creux ronds, chacun de la taille d’un gros œuf. Sel, poivre, un pot de moutarde.

— Peut-être que si on le détachait de sa laisse, reprend Berko, tendant le pouce vers Hershel, il sortirait se chercher un sandwich ou autre chose.

— Il aime sa laisse, réplique Mrs Kalushiner. S’il n’est pas attaché, il ne dort pas.

Et elle repart.

— Ça me soûle, dit Berko, regardant toujours Hershel.

— Je vois ce que tu veux dire.

Berko sale un œuf et mord dedans. Ses dents laissent des crénelures dans le blanc bouilli.

— Alors ton poème, continue-t-il, les vers…

— Donc, naturellement, explique Landsman, tout le monde a supposé que la destinataire des vers de mon père était ma mère. À commencer par ma mère.

— Elle correspondait à la description.

— C’était l’avis général. Voilà pourquoi je n’ai jamais confié à personne mes déductions. Dans ma première affaire officielle de shammès junior.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que si on réunit les premières lettres de chacun des six vers du poème, elles forment un nom, Caissa.

— Caissa ? Quel genre de nom est-ce là ?

— Je crois que c’est du latin, répond Landsman. Caissa est la déesse des joueurs d’échecs.