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Il ouvre le couvercle du jeu d’échecs de poche qu’il a acheté au drugstore de Korczak Platz. Les pièces sont restées comme il les a disposées dans l’appartement des Taytsh-Shemets plus tôt le matin même, et telles que les a laissées l’homme qui se faisait appeler Emanuel Lasker. Ou son assassin, ou encore la blanche Caissa, la déesse des joueurs d’échecs, qui passait par là pour dire adieu à un autre de ses infortunés adorateurs. Les noirs réduits à trois pions, leur paire de cavaliers, un fou et une tour. Les blancs gardant toutes leurs figures plus deux pions, dont l’un à un coup de la promotion. Ce qui donne un curieux air de désordre à la partie, comme si le jeu qui menait à ce coup avait été chaotique.

— Si ç’avait été autre chose, Berko, suggère Landsman, s’excusant les paumes tournées vers le ciel : un jeu de cartes, une grille de mots croisés, une carte de bingo…

— Je te suis, répond Berko.

— Mais il a fallu que ce soit une putain de partie d’échecs inachevée !

Berko fait tourner l’échiquier et l’étudie une ou deux minutes, puis lève les yeux vers Landsman. « Maintenant tu vas me demander quelque chose », disent ses grands yeux sombres.

— Donc, comme je te l’ai dit, j’ai besoin de te demander un service.

— Non, rétorque Berko, ce n’est pas vrai.

— Tu as entendu la dame, tu l’as vue classer le dossier. Au début, ce truc était merdique. C’est Bina qui l’a rendu officiel.

— Tu ne le penses pas.

— S’il te plaît, Berko, ne commence pas maintenant à montrer du respect pour mon jugement, proteste Landsman. Pas après toute la peine que je me suis donnée pour le saper !

Berko regarde le chien de plus en plus fixement. Brusquement, il se lève, se dirige vers la scène. Il monte pesamment les trois marches de bois et s’immobilise en baissant les yeux vers Hershel, puis il lui tend sa main à flairer. Le chien se redresse péniblement en position assise et, avec sa truffe, lit la sténographie contenue sur le dos de la main de Berko : bébés, gaufres, l’habitacle d’une Super Sport 1971. Berko s’accroupit lourdement à côté de lui et décroche le mousqueton de la laisse du collier. Il saisit la tête du chien dans ses énormes mains et plonge ses yeux dans ceux de l’animal.

— Ça suffit comme ça, dit-il. Il ne reviendra plus.

Le chien regarde Berko, en apparence sincèrement intéressé par cette nouvelle. Puis il saute tant bien que mal sur ses pattes arrière, boitille jusqu’aux marches et descend prudemment. Dans un cliquètement d’ongles, il traverse le sol cimenté en direction de la table où est installé Landsman et lève les yeux comme pour avoir une confirmation.

— L’emès si je mens, Hershel, dit Landsman au chien. On a recouru aux empreintes dentaires.

Le chien semble considérer cette possibilité ; puis, à la vive surprise de Landsman, il prend le chemin de la porte. Berko décoche un regard de reproche à Landsman : « Que t’avais-je dit ? » Il jette un coup d’œil vers le rideau de perles, puis fait coulisser le verrou, tourne la clé et ouvre la porte. Le chien sort en trottant comme si une affaire urgente l’attendait ailleurs.

Berko retourne s’asseoir, pareil à qui vient de libérer une âme de la roue du karma.

— Tu as entendu la dame, nous avons neuf semaines, dit-il. À prendre ou à laisser. Nous pouvons bien nous permettre de perdre un ou deux jours à paraître occupés pendant que nous fourrons notre nez dans le macchabée junkie de ta taule.

— Tu vas avoir un bébé, proteste Landsman. Vous serez bientôt cinq.

— J’entends ce que tu dis.

— Ce que je dis, c’est que nous allons mettre cinq Taytsh-Shemet dans la merde si quelqu’un cherche des raisons pour refuser des cartes de séjour à certains, comme on le répète partout. Et une de ces raisons, c’est un blâme récent pour avoir agi en violation directe des ordres d’un officier supérieur, sans parler d’un absolu mépris de la politique du service, si idiote et lâche soit-elle.

Berko cligne des yeux et lance une autre tomate cerise dans sa bouche. Il la croque, puis soupire :

— Je n’ai eu ni frère ni sœur. Tout ce que j’ai eu, c’étaient des cousins. Les trois quarts étaient des Indiens, qui n’ont jamais voulu me connaître. Deux étaient juifs. Un de ces Juifs, que son nom soit béni, est mort. Ça ne me laisse plus que toi.

— Je t’en sais gré, Berko, répond Landsman. Je veux que tu saches ça.

— Putain de merde ! s’exclame Berko en bon anglo-américain. On va à l’Einstein Club d’échecs, non ?

— Ouais, dit Landsman. J’ai pensé que c’est par là qu’on devrait commencer.

Avant qu’ils aient eu le temps de se lever ou de tenter de régler la question avec Mrs Kalushiner, un grattement suivi d’un long gémissement sourd se font entendre à la porte d’entrée. À ce son, humain et désespéré, Landsman sent se dresser les poils de sa nuque. Il va à la porte et laisse entrer le chien, qui regrimpe sur la scène, à l’endroit où il a usé la peinture du plancher, et s’assied les oreilles dressées pour guetter le bruit d’un avertisseur disparu, attendant patiemment qu’on lui remette sa laisse.

10.

L’extrémité nord de Peretz Street n’est que dalles de béton, piliers d’acier, fenêtres en aluminium à double vitrage isolant. Dans ce secteur de l’Untershtot, les immeubles sont sortis de terre au début des années 1950 : machines à abriter préfabriquées, construites par des survivants avec une espèce de noble laideur. Aujourd’hui ils ont juste la laideur de la vétusté et de l’abandon. Devantures vides, vitres tapissées de vieux journaux. Dans les vitrines du 1911, là où le père de Landsman assistait aux réunions de l’Edelshtot Society avant que le local cédât la place à une boutique de produits de beauté, un kangourou en peluche au regard sardonique tient une pancarte en carton : L’AUSTRALIE OU LA MORT. Au 1906, l’hôtel Einstein ressemble, ainsi que l’a remarqué un plaisantin lors de son inauguration, à une cage à rats plongée dans un aquarium. C’est le lieu de rendez-vous des suicidés de Sitka. Conformément à la coutume et aux statuts, il héberge aussi l’Einstein club d’échecs.

C’est un membre de l’Einstein Club du nom de Melekh Gaystick qui a arraché le titre de champion du monde au Hollandais Jan Timman à Saint-Pétersbourg en 1980. L’Exposition universelle encore présente à la mémoire, les Sitkaniks voyaient dans le triomphe de Gaystick une nouvelle preuve de leur mérite et de leur identité nationale. Gaystick était sujet à des crises de rage, à des humeurs noires et à des accès de confusion, mais ces imperfections furent oubliées dans l’euphorie générale.

Fruit de la victoire de Gaystick, la direction de l’Einstein fit gracieusement cadeau de sa salle de bal au club d’échecs. Les mariages à l’hôtel étaient démodés, et depuis des années la direction cherchait à virer de la cafétéria les patsers, avec leur tabagisme et leurs marmonnements. Gaystick lui servit un prétexte sur un plateau. La grande porte de la salle de bal fut condamnée, afin qu’on ne pût plus entrer que par la ruelle de derrière. On retira le magnifique parquet de frêne pour poser un échiquier de linoléum délirant, dans des teintes de suie, de bile et de vert bloc opératoire. Le lustre moderne fut remplacé par des rangées de tubes fluorescents scellés dans le béton du plafond haut. Deux mois plus tard, le jeune champion du monde entrait nonchalamment dans la vieille cafétéria où le père de Landsman s’était jadis fait un nom, s’asseyait dans un box au fond, sortait un Colt. 38 Detective Special et se tirait une balle dans la bouche. Il y avait un mot dans sa poche, disant simplement : « Je préférais les lieux comme ils étaient avant. »