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— Emanuel Lasker, dit le Russe aux deux inspecteurs, en levant le nez de l’échiquier, sous une ancienne pendule au néon qui fait la réclame pour le défunt quotidien, le Blat.

L’homme, dont la peau fine et rose se desquame, est squelettique. Il a une barbe noire pointue et des yeux rapprochés, couleur d’eau de mer glacée.

— Emanuel Lasker… – Les épaules du Russe se voûtent ; il baisse vivement la tête, et son thorax se gonfle, puis se creuse, on dirait qu’il rit, sauf qu’on n’entend aucun son. – J’aimerais bien qu’il repasse nous voir. – Son yiddish, bourru et expérimental comme chez la plupart des immigrés russes, rappelle quelqu’un à Landsman sans que celui-ci puisse dire qui. – Je botte le cul de lui.

— Vous avez rejoué ses parties ? veut savoir l’adversaire du Russe, un jeune homme aux joues rebondies avec des lunettes à monture invisible et un teint tirant sur le vert, tel le blanc d’un billet d’un dollar ; les lentilles de ses lunettes se givrent, tandis qu’il les pointe vers Landsman. Vous avez rejoué ses parties, inspecteur ?

— Juste pour que ce soit clair, réplique Landsman, ce n’est pas le vrai Lasker que nous avons en tête.

— Cet individu se servait seulement d’un faux nom, renchérit Berko. Sinon nous rechercherions un homme mort depuis soixante ans…

— Si on regarde les parties de Lasker aujourd’hui, poursuit le jeune homme, elles sont trop complexes. Il rend tout trop difficile.

— C’est à toi qu’elles paraissent complexes, Velvel, intervient le Russe, pour la bonne raison que tu es simplet.

Les shammès les ont interrompus en pleine action ; le Russe, qui joue avec les blancs, tient un avant-poste inattaquable avec un cavalier. Les partenaires sont encore pris par le jeu, de la manière dont deux montagnes sont absorbées dans un brouillard blanc. Leur réaction naturelle est de traiter les policiers avec le mépris abstrait qu’ils réservent aux kibetsers. Landsman se demande si Berko et lui ne devraient pas attendre que les joueurs aient fini avant de retenter leur chance. Mais il y a d’autres parties en cours, d’autres joueurs à interroger. Tout autour de l’ancienne salle de bal, des pieds crissent sur le lino comme des ongles sur un tableau noir. Et les pièces cliquettent comme le barillet tournant dans le .38 de Melekh Gaystick. Les hommes – car il n’y a pas de femmes ici – jouent en rudoyant régulièrement leurs adversaires à coups d’autodérision, de rires réfrigérants, de sifflements ou de ricanements.

— Tant qu’à mettre les choses au clair, reprend Berko, cet homme qui se faisait passer pour Emanuel Lasker mais n’était pas l’illustre champion du monde né en Prusse en 1868 est mort, et nous enquêtons sur les circonstances de sa mort. En qualité d’inspecteurs de la brigade des homicides, ce que nous avons mentionné mais sans beaucoup d’effet, apparemment.

— Un Juif blond, lâche le Russe.

— Avec des taches de rousseur, ajoute Velvel.

— Vous voyez, continue le Russe, nous vous écoutons avec attention.

Il ramasse une de ses tours comme on saisit un cheveu sur le col d’un voisin. De concert, ses doigts et la tour redescendent la colonne pour annoncer, d’une petite tape, la mauvaise nouvelle au fou noir restant.

Velvel parle russe à présent, avec l’accent yiddish, formant des vœux pour la reprise de relations amicales entre la mère de son adversaire et un étalon bien monté.

— Je suis orphelin, reprend le Russe.

Il se renverse sur sa chaise, comme s’il s’attendait à ce que son adversaire ait besoin d’un peu de temps pour encaisser la perte de son fou. Il croise les bras sur sa poitrine et enfouit les mains sous ses aisselles. C’est l’attitude d’un homme qui a envie de fumer une papiros dans une pièce où cette manie est proscrite. Landsman se demande ce qu’aurait fait son père si l’Einstein Club avait interdit le tabac de son vivant. Le bougre était capable de griller un paquet entier de Broadway au cours d’une seule partie.

— Blond, répète le Russe, l’obligeance personnifiée. Des taches de rousseur. Quoi d’autre, je vous prie ?

Landsman passe en revue sa maigre main de détails, cherchant à décider lequel abattre.

— Un novice dans ce jeu, selon nous. Occupé par son histoire des échecs, il gardait un livre de Siegbert Tarrasch dans sa chambre. Et puis il y a le faux nom qu’il utilisait.

— Quelle astuce ! commente le Russe sans se donner la peine de feindre la sincérité. Deux shammès de haute volée.

La vanne ulcère moins Landsman qu’elle ne lui rafraîchit un brin la mémoire sur ce Russe osseux à la peau qui pèle.

— À une époque peut-être, continue-t-il plus lentement, fouillant dans ses souvenirs sans cesser d’observer le Russe, le défunt était un Juif pratiquant. Un chapeau noir.

Le Russe extrait les mains de sous ses aisselles, se redresse sur sa chaise. La glace de ses yeux baltiques semble fondre d’un coup.

— Il était accro au smack ? – Son ton est à peine interrogateur et, comme Landsman ne nie pas immédiatement l’accusation, il continue. – Frank – il prononce le nom à l’américaine, avec une longue voyelle aiguë et un R sans relief. – Oh, non !

— Frank, oui, acquiesce Velvel.

— Je… – Le Russe s’affale sur son siège, genoux tendus, mains ballantes. – Messieurs les inspecteurs, je peux vous faire une confidence ? demande-t-il. Vraiment, parfois j’exècre ce monde lamentable.

— Parlez-nous de Frank, dit Berko. Vous l’appréciiez.

Le Russe hausse les épaules, les yeux de nouveau glacés.

— Je n’aime personne, déclare-t-il. Mais quand Frank vient ici, au moins je ne m’enfuis pas par la porte en criant. Il est drôle. Rien d’un beau type. Mais il a une belle voix, sérieuse. Comme celui qui passe de la musique sérieuse à la radio. À trois heures du matin, vous savez, il parle de Chostakovitch. Il balance des choses d’un ton sérieux, c’est marrant. Tout ce qu’il dit, c’est toujours un petit peu acerbe. Coupe-toi les cheveux, qu’il est vilain ton pantalon, Velvel sursaute chaque fois qu’on parle de sa femme…

— Ça, c’est vrai, approuve Velvel.

— Toujours en train de vous titiller, mais je ne sais pas pourquoi il n’est pas gonflant.

— C’était… On sentait qu’il était plus dur envers lui-même, complète Velvel.

— Quand on joue contre lui, même s’il gagne chaque fois, on a l’impression de mieux jouer contre lui qu’avec les connards de ce club, poursuit le Russe. Frank n’est pas un con.

— Meyer, murmure Berko.

Il agite les petits drapeaux de ses sourcils en direction de la table d’à côté. Ils ont un public.

Landsman se retourne. Deux joueurs s’affrontent au-dessus d’une partie à ses débuts. L’un porte un pantalon et un veston modernes, avec la barbe fournie d’un Juif loubavitch. Laquelle barbe est épaisse et noire, comme ombrée au fusain. Une main ferme a épinglé une calotte de velours noir bordée de soie assortie sur la masse tout aussi noire de ses cheveux. Son pardessus marine et son feutre bleu sont pendus derrière lui à une patère fixée au mur couvert de miroirs. La doublure de son manteau et la marque de son chapeau se reflètent dans la glace. La fatigue creuse les cernes de ses yeux : des yeux fervents, bovins et tristes. Son adversaire est un bobover en robe longue, culotte, collant blanc et pantoufles. Sa peau est aussi pâle qu’une page de commentaire. Son chapeau repose sur ses genoux, un macaron noir sur un plat noir. Sa calotte colle, telle une poche plaquée, à l’arrière de sa tête rasée. À un œil non désillusionné par le travail du policier, tous les deux peuvent paraître aussi perdus dans l’aura diffuse de leur partie que n’importe quel duo de patsers de l’Einstein Club. Landsman irait jusqu’à parier cent dollars que ni l’un ni l’autre ne savent même si c’est à leur tour de jouer. Ils ont écouté toutes les paroles échangées à la table voisine, ils n’en perdent pas une.