Berko se dirige vers la table située de l’autre côté du Russe et de Velvel. Elle est libre. Il attrape une chaise en bois courbé au siège de canne fendu et la fait pivoter entre la table des chapeaux noirs et celle où le Russe est en train d’écraser Velvel. Il s’assied avec ce panache de gros costaud qui est le sien, étendant les jambes, rejetant les pans de son pardessus derrière lui, comme s’il n’allait faire qu’une bouchée d’eux. Il se découvre en tenant son feutre par la couronne dans la paume de sa main. Ses cheveux d’Indien drus et luisants se dressent à l’air libre, depuis peu striés d’argent. La chevelure grisonnante de Berko lui donne un air plus sage et plus gentil, effet dont il n’hésite pas à abuser, même s’il est relativement sage et plutôt gentil. La chaise en bois courbé s’alarme devant l’ampleur et les courbes du fessier de Berko.
— Salut ! lance Berko aux chapeaux noirs.
Il frotte ses paumes l’une contre l’autre, puis les abat sur ses cuisses. Tout ce qu’il manque à cet ogre, c’est une serviette à mettre autour de son cou, une fourchette et un couteau.
— Comment ça va ?
Avec l’art et la conviction des pires comédiens, les chapeaux noirs lèvent les yeux, surpris.
— Nous ne voulons pas d’ennuis, dit le loubavitch.
— Ma formule préférée en yiddish ! s’exclame sincèrement Berko. Tenez, ça vous dit de participer à la conversation ? Parlez-nous de Frank.
— Nous ne le connaissions pas, répond le loubavitch. Frank qui ?
Le bobover ne dit mot.
— L’ami bobover, dit doucement Landsman. Votre nom ?
— Je m’appelle Saltiel Lapidus, murmure le bobover qui a le regard timide d’une fille, en repliant ses doigts sur le chapeau posé sur ses genoux. Et je ne sais rien de rien.
— Vous avez joué avec ce Frank ? Vous le connaissiez ?
Saltiel Lapidus hoche précipitamment la tête.
— Non.
— Oui, avoue le loubavitch. Il était connu de nous.
Lapidus foudroie son ami du regard, et le loubavitch détourne la tête. Landsman sait lire entre les lignes. Les échecs sont autorisés au Juif pratiquant, même – seul entre les jeux – le jour du shabbat. Mais l’Einstein Club est une institution résolument moderne. Le loubavitch a entraîné le bobover dans ce temple profane un vendredi matin, alors qu’arrive shabbat et que tous deux ont mieux à faire. Il lui a juré que tout irait bien. Quel mal pouvait-il y avoir à ça ? Et maintenant regarde…
Landsman est curieux, pour ne pas dire touché. Une amitié par-delà les sectarismes n’est pas un phénomène courant dans son expérience. Par le passé, il a déjà été frappé par le fait que, en dehors des homosexuels, seuls les joueurs d’échecs ont trouvé un moyen fiable d’enjamber, avec force mais sans violence fatale, le gouffre séparant n’importe quel tandem d’hommes donné.
— Je l’ai vu ici, reprend le loubavitch, les yeux fixés sur son ami, comme pour l’inciter à ne pas avoir peur. Ce soi-disant Frank. J’ai peut-être joué avec lui une ou deux fois. Selon moi, c’était un joueur très talentueux.
— Comparé à toi, Fishkin, ironise le Russe, un singe est Raúl Capablanca.
— Vous… – Landsman s’adresse au Russe d’un ton assuré, suivant son intuition. – Vous saviez qu’il était héroïnomane. Comment ?
— Inspecteur Landsman, répond le Russe, mi-réprobateur. Vous ne me reconnaissez pas ?
On aurait dit une intuition, mais ce n’était qu’un souvenir oublié.
— Vassily Shitnovitzer, décline Landsman.
Il n’y a pas si longtemps – douze ans –, il a arrêté un jeune Russe de ce nom-là pour association de malfaiteurs spécialisés dans le trafic d’héroïne. Un immigré de date récente, un ancien condamné réchappé du chaos qui a suivi la chute de la Troisième République russe. Un homme parlant un méchant yiddish et aux yeux clairs trop rapprochés, ce dealer d’héro.
— Et vous m’avez remis depuis tout ce temps.
— Vous êtes beau gosse, difficile à oublier, réplique Shitnovitzer. Et élégant avec ça !
— Shitnovitzer a passé pas mal de temps à Butyrka, explique Landsman à Berko, parlant de la célèbre prison moscovite. Un garçon charmant. Il vendait de la came depuis les cuisines de la cafétéria de l’hôtel.
— Tu as vendu de l’héroïne à Frank ? demande Berko à Shitnovitzer.
— J’ai pris ma retraite, répond Vassily Shitnovitzer en secouant la tête. Soixante-quatre mois fédéraux à Ellensburg, État de Washington. Pire que Butyrka. Jamais plus je ne toucherai à la poudre, messieurs les inspecteurs, et même si je le faisais, je ne m’approcherais pas de Frank. Je suis dingue, mais je ne suis pas fou.
Landsman sent l’embardée et le dérapage quand les pneus se bloquent. Ils viennent de percuter quelque chose.
— Pourquoi non ? insiste Berko, avec amabilité et sagesse. Pourquoi vendre du smack à Frank ferait de toi pas seulement un délinquant mais un fou, monsieur Shitnovitzer ?
On entend un petit tintement décidé, légèrement creux, le bruit d’un dentier qui se referme. Velvel renverse son roi.
— J’abandonne, dit Velvel qui ôte ses lunettes, les glisse dans sa poche de poitrine et se lève.
Il a oublié un rendez-vous, il est en retard pour son travail, sa mère l’appelle sur la fréquence à ultrasons réservée par le gouvernement aux mères juives en cas de déjeuner.
— Rassieds-toi, ordonne Berko sans se retourner.
Le gamin se rassied. Un spasme a tordu les intestins de Shitnovitzer, c’est l’impression qu’a Landsman.
— Mauvaise mazl, dit-il enfin.
— Mauvaise mazl, répète Landsman, laissant pointer ses doutes et sa déception.
— Un manteau, un chapeau plein de mauvaise mazl sur sa tête ! Tant de mauvaise mazl qu’on a peur de le toucher ou de respirer le même oxygène que lui !
— Je l’ai vu disputer cinq parties à la fois, raconte Velvel. Pour cent dollars. Il les a toutes gagnées. Puis je l’ai vu vomir dans la ruelle.
— Messieurs les inspecteurs, je vous en prie, implore Saltiel Lapidus d’une voix peinée. Nous n’avons rien à voir avec ça, nous ne savons rien sur cet homme. L’héroïne, vomir dans les rues… Je vous en prie, nous sommes déjà suffisamment mal à l’aise.
— Embarrassés, suggère le loubavitch.
— Désolés, conclut Lapidus. Et nous n’avons rien à vous dire. Alors, s’il vous plaît, pouvons-nous nous en aller ?
— Oui, bien sûr, dit Berko. Filez. Écrivez-nous vos noms et vos coordonnées avant de partir.
Il sort son prétendu carnet, une épaisse petite liasse de papiers maintenue par un trombone extra-large. À toute heure, on peut y trouver cartes de visite, horaires des marées, listes de choses à faire, listes chronologiques de rois anglais, théories griffonnées à trois heures du matin, billets de cinq dollars, recettes notées à la va-vite, serviettes en papier pliées avec le plan d’une rue de Sitka-sud où a été assassinée une prostituée. Il farfouille dans son carnet jusqu’à ce qu’il trouve un bout de fiche en carton vierge, qu’il tend à Fishkin, le loubavitch. Il propose son moignon de crayon, mais, non merci, Fishkin a un stylo. Il note son nom, son adresse et le numéro de son shoyfer, puis le passe à Lapidus, qui fait de même.
— Seulement n’appelez pas, implore Fishkin. Ne venez pas chez nous, je vous en supplie. Nous n’avons rien à ajouter. Il n’y a rien que nous puissions vous raconter sur ce Juif !
Tout noz du secteur apprend à respecter le silence du chapeau noir. C’est un refus de répondre qui peut s’étendre, grandir et s’approfondir jusqu’à ce que, à la façon d’un brouillard, il emplisse un quartier entier de chapeaux noirs. Les chapeaux noirs manient avocats expérimentés, influences politiques et feuilles de chou ; ils sont capables d’envelopper un malheureux inspecteur et jusqu’à un commissaire d’un grand tumulte de chapeaux noirs qui ne se dissipe qu’après que le témoin ou le suspect a été relâché, les chefs d’inculpation abandonnés. Il faudrait que Landsman ait derrière lui le poids entier du service et, à tout le moins, l’approbation de son coéquipier, avant de pouvoir inviter Lapidus et Fishkin dans la salle d’interrogatoire du module de la criminelle.