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Il hasarde un regard à Berko, lequel tente un léger signe de tête.

— Allez, dit Landsman.

Lapidus se lève en titubant tel un homme vaincu par ses intestins. L’entreprise de remettre son pardessus et ses caoutchoucs s’accompagne d’une démonstration de dignité offensée. Il ajuste le couvercle de fer de son chapeau centimètre par centimètre sur sa tête comme on redescend doucement une plaque d’égout. D’un œil chagriné, il regarde Fishkin balayer sa matinée gâchée dans un coffret à charnières en bois. Côte à côte, les chapeaux noirs se faufilent entre les tables, passant devant les autres joueurs qui lèvent les yeux pour les suivre du regard. Juste avant qu’ils atteignent la porte, la jambe gauche de Saltiel Lapidus a un problème d’accord avec sa cheville ; il s’affaisse, fléchit et tend le bras pour se rattraper d’une main à l’épaule de son ami. Le sol est dégagé et lisse sous ses pieds. Autant que sache Landsman, il est impossible de se prendre le pied dans quoi que ce soit.

— Je n’ai jamais vu de bobover aussi triste, observe-t-il. Le Yid était au bord des larmes.

— Tu veux le bousculer encore un peu ?

— Juste d’un centimètre ou deux.

— Avec eux tu n’iras pas plus loin de toute façon, conclut Berko.

Ils passent en hâte devant les patsers : un violoniste minable de l’Odeon du Sitka, un pédicure, on voit sa photo dans les abribus. Berko se rue dehors, sur les talons de Lapidus et de Fishkin. Landsman s’apprête à le suivre quand une note de nostalgie résonne dans sa mémoire, une bouffée d’une marque d’after-shave que plus personne n’utilise, le refrain discordant d’une chanson qui était assez populaire un certain mois d’août vingt-cinq étés plus tôt. Landsman se retourne vers la table la plus proche de la porte.

Un vieil homme est assis face à une chaise vide, crispé comme un poing autour d’un échiquier. Il a les pièces disposées sur leurs cases d’ouverture et a tiré – ou s’est attribué – les blancs. Attendant que se montre son adversaire. Un crâne luisant bordé de touffes de cheveux grisâtres comme des peluches au fond d’une poche. Le bas du visage caché par l’inclination de la tête. Restent visibles pour Landsman les creux de ses tempes, son halo de pellicules, l’arête osseuse de son nez, les sillons de son front pareils aux marques laissées dans une tarte non cuite par les dents d’une fourchette. Et la bosse furieuse de ses épaules affrontant le problème de l’échiquier, préparant son astucieuse campagne. Ces épaules étaient larges dans le temps, celles d’un héros ou d’un déménageur de pianos.

— Monsieur Litvak murmure Landsman.

Litvak sélectionne le cavalier de son roi à la manière dont un peintre choisit un pinceau. Ses mains demeurent agiles et nerveuses. Il ébauche un arc de cercle vers le centre du plateau ; il a toujours préféré un style de jeu hypermoderne. À la vue de l’ouverture de Réti et des mains de Litvak, Landsman est submergé, presque anéanti, par sa vieille exécration des échecs, l’ennui, la frustration, la honte de ces jours passés à briser le cœur de son père sur les échiquiers de la cafétéria de l’Einstein.

Il articule plus fort :

— Alter Litvak.

Litvak lève sur lui un regard myope et perplexe. C’était un homme baraqué, prêt à se battre à poings nus, un chasseur, un pêcheur, un soldat. Quand il avançait la main pour prendre une pièce, on voyait sa grosse chevalière en or de Ranger briller avec l’éclat de la foudre. Aujourd’hui il a l’air ratatiné, diminué : le roi de l’histoire réduit à un grillon du foyer par la malédiction de la vie éternelle. Seul le nez aquilin témoigne encore de l’ancienne noblesse de ses traits. En contemplant l’épave qu’est devenu cet homme, Landsman se dit que si son père ne s’était pas supprimé, selon toute probabilité il serait quand même mort.

Litvak a un geste impatient ou implorant de la main. Il tire de sa poche de poitrine un carnet noir marbré et un imposant stylo à plume. Il porte la barbe bien coupée, comme toujours. Un blazer pied-de-poule, des mocassins de bateau à glands, une pochette, une écharpe sous les revers de son veston. L’animal n’a en rien perdu son allure sportive. Dans les plis de son cou se cache une cicatrice luisante, une virgule blanchâtre teintée de rose. Pendant qu’il écrit dans son carnet avec son gros Waterman, Litvak respire patiemment par son grand nez charnu. Le grattement de la plume est la seule voix qui lui reste. Il passe le carnet à Landsman. Son écriture est lisible et régulière.

Je vous connais

Son regard s’aiguise, et il penche la tête de côté pour jauger Landsman, décrypter le costume froissé, le chapeau de feutre rond, la tête semblable à celle du chien Hershel, connaissant Landsman sans le remettre. Il reprend son carnet et ajoute un mot à sa question :

Je vous connais inspecteur

— Meyer Landsman, complète Landsman, tendant une carte professionnelle au vieux. Vous avez connu mon père. Autrefois, je venais ici avec lui de temps en temps. À l’époque où le club se réunissait dans la cafétéria.

Les yeux bordés de rouge s’écarquillent. L’étonnement le dispute à l’horreur tandis que Mr Litvak scrute Landsman de plus belle, à la recherche d’une preuve de cette affirmation improbable. Il tourne une page de son carnet et prononce son verdict sur la question.

Impossible impensable que Meyerle Landsman puisse être un pareil sac de patates

— J’ai bien peur que si, objecte Landsman.

Que fais-tu ici pitoyable joueur d’échecs

— Je n’étais qu’un gosse, se défend Landsman, horrifié de détecter une tonalité geignarde dans sa voix.

Quel endroit abominable ! quels types pathétiques ! quel jeu cruel et insipide ! Et puis :

— Monsieur Litvak, vous ne connaîtriez pas par hasard un individu, à ce que je crois comprendre il joue parfois ici, un Juif peut-être, qu’on appelle Frank ?

Oui je le connais a-t-il fait quelque chose de mal

— Vous le connaissez bien ?

Pas aussi bien que je le souhaiterais

— Savez-vous où il habite, monsieur Litvak ? L’avez-vous vu récemment ?

Il y a quelques mois s.v.p. dites-moi que vous n’êtes pas de la brigade des homicides

— Encore une fois, répond Landsman, j’ai bien peur que si.

Le vieil homme bat des paupières. S’il est choqué ou attristé par la conclusion qui s’impose, il est impossible de le lire dans son expression ou son langage corporel. Mais enfin un homme qui ne contrôle pas ses émotions n’irait pas très loin avec l’ouverture de Réti. Peut-être le mot qu’il écrit ensuite sur son carnet est-il légèrement tremblé.

Overdose ?

— Abattu, dit Landsman.

La porte du club s’ouvre avec un grincement ; deux patsers entrent venant de la ruelle, l’air gris et glacés. Un épouvantail dégingandé à peine sorti de l’adolescence, avec une barbe dorée bien taillée et un costume trop petit pour lui, et un homme grassouillet court sur pattes, brun et à la barbe frisée, dans un costume beaucoup trop grand. Leurs coupes en brosse sont inégalisées, comme s’ils en étaient les auteurs, et ils portent des yarmulkas noires assorties au crochet. Ils hésitent un instant sur le seuil, confus, regardant Mr Litvak comme s’ils s’attendaient à une semonce.