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— Je suis sûr que c’est ce que tu veux que je dise.

Voilà comment Berko avait jadis expliqué à Landsman le gang sacré connu sous le nom des Hassids de Verbov : ses membres ont commencé, là-bas en Ukraine, chapeaux noirs parmi les autres chapeaux noirs, à mépriser la racaille et le brouhaha du monde séculier et à garder leurs distances derrière les murs imaginaires de leur ghetto de rites et de foi. Puis toute la secte a brûlé dans les feux de l’Extermination, ne laissant qu’un noyau dur et compact de quelque chose de plus noir que n’importe quel chapeau. Ce qui restait du neuvième rebbè verbover a émergé de ces bûchers avec onze disciples et, dans sa famille, seulement la sixième de ses huit filles. Il s’est élevé dans les airs tel un bout de papier calciné et a volé jusqu’à cette bande étroite coincée entre les monts Baranof et le bout du monde. Et là, il a trouvé moyen de recréer le détachement des chapeaux noirs à l’ancienne mode. Il a porté sa logique à sa fin ultime, comme le font les mauvais génies dans les romans de gare. Il a construit un empire criminel qui a profité du tohu-bohu insensé régnant derrière les murs théoriques sur des êtres si imparfaits, si corrompus et si fermés à l’idée de rédemption que seule une courtoisie d’ordre cosmique avait conduit les verbovers à les considérer comme un tant soit peu humains.

— J’ai eu la même pensée, bien sûr, confesse Berko. Que j’ai immédiatement rejetée. – Il plaque ses mains énormes sur son visage et les y laisse un moment avant de les abaisser lentement, en tirant sur ses joues jusqu’à ce qu’elles dépassent son menton telles les bajoues d’un bouledogue. – Pauvre de moi ! Meyer, tu veux donc que nous fassions une descente sur l’île Verbov ?

— Merde, non ! s’exclame Landsman en anglo-américain. C’est vrai, Berko. Je déteste cet endroit. Si nous devons aller sur une île, je préférerais aller à Madagascar.

Toujours plantés dans la ruelle derrière l’hôtel Einstein, ils pèsent les nombreux arguments contre et ceux, plus rares, qui peuvent être invoqués pour énerver les personnages les plus puissants de la pègre au nord du 55e parallèle. Ils tentent de produire d’autres explications à l’étrange comportement des patsers de l’Einstein Club.

— On ferait mieux d’aller voir Itzik Zimbalist, suggère finalement Berko. Tous les autres là-bas, parler à un chien serait tout aussi utile. Et puis un chien m’a déjà brisé le cœur aujourd’hui !

12.

Ici sur l’île, le plan des rues est toujours celui de Sitka, quadrillé et numéroté, mais à part ça, mon chou, tu es ailleurs : expédié dans les étoiles, téléporté, catapulté par un « trou de ver » sur la planète des Juifs. Vendredi après-midi sur l’île Verbov : la Chevelle Super Sport de Landsman surfe sur la vague de chapeaux noirs dans la 225e Avenue. Les chapeaux en question sont des modèles en feutre, à haute calotte pincée et à bords larges d’un kilomètre, le genre en faveur chez les contremaîtres des mélodrames de plantations de coton. Les femmes portent foulards et perruques luisantes, fabriquées avec les cheveux des Juives pauvres du Maroc et de Mésopotamie. Leurs manteaux et leurs robes à la cheville sont les plus beaux chiffons de Paris et de New York, leurs chaussures la fine fleur d’Italie. Les garçons dévalent les trottoirs en rang sur leurs planches à roulettes dans un sillage d’écharpes et de papillotes, étalant la doublure orange de leurs blousons à fermeture Éclair ouverts. Entravées par leurs jupes longues, les filles vont bras dessus, bras dessous, chaînes braillardes de jeunes verbovers aussi véhémentes et sectaires que des cénacles de philosophie. Le ciel a viré au gris acier, le vent est tombé et l’air crépite de l’alchimie des enfants et d’une promesse de neige.

— Regarde-moi ce coin, dit Landsman. Ça bouge pas mal !

— Pas une devanture de vide.

— Et ces bons à rien de Yids pullulent plus que jamais !

Landsman s’arrête à un feu rouge de la 28e Rue nord-ouest. Devant un magasin qui fait le coin, près d’une permanence, traînent des licenciés en Torah : filous des Écritures, luftmentshen hors pair et brigands ordinaires. Dès qu’ils repèrent la voiture de Landsman, avec son relent arrogant de flicaille en civil et son double S incendiaire sur la calandre, ils s’arrêtent en s’interpellant les uns les autres et gratifient Landsman de l’œil panoramique bessarabien. Il est sur leur territoire, il est rasé de près et ne tremble pas devant Dieu. N’étant pas juif verbover, il n’est donc vraiment pas juif du tout. Et s’il n’est pas juif, alors il n’est rien.

— Regarde-moi ces sales cons qui nous matent, reprend Landsman. Je n’aime pas ça.

— Meyer.

La vérité, c’est que les Juifs aux chapeaux noirs provoquent la colère de Landsman, et ce n’est pas nouveau. Il trouve cette colère jouissive, riche en couches d’envie, de condescendance, de ressentiment et de pitié. Il met donc le véhicule au point mort et, d’une poussée, ouvre sa portière.

— Meyer, non.

Landsman contourne la portière ouverte de la Super Sport. Il sent les regards des femmes sur lui, flaire la peur soudaine dans l’haleine des hommes qui l’entourent, telles des dents cariées. Il entend les caquetages des poulets qui n’ont pas encore été abattus, le bourdonnement des compresseurs à air maintenant les carpes en vie dans leurs aquariums. Il rougeoie, une aiguille qu’on chauffe pour tuer une tique.

— Nu ? lance-t-il aux Yids du coin de la rue. Lequel de votre bande de bisons veut monter faire un tour dans ma jolie nozmobile ?

Un Yid s’avance, un mastoc à peau claire aussi large que bas sur pattes, avec un front bosselé et une barbe dorée fourchue.

— Je vous suggère de regagner votre véhicule, monsieur l’inspecteur, dit-il d’une doux douce et posée. Et de vaquer à vos affaires.

Landsman lui répond avec un sourire :

— C’est là ce que vous me suggérez ?

Les autres bonshommes du carrefour s’avancent à leur tour, remplissant l’espace tout autour du malabar à la barbe fulgurante. Ils doivent être une vingtaine, plus que ne le croyait Landsman au début. Le rougeoiement de Landsman tremblote, vacille à la manière d’une ampoule défectueuse.

— Je vais m’exprimer d’une autre manière, répond le malabar blond, dont une protubérance visible sur sa hanche attire les doigts. Remontez dans votre auto.

Landsman se palpe le menton. De la démence, songe-t-il. À suivre une piste hypothétique dans une affaire non existante, on se met en colère sans raison. On n’a pas le temps de dire ouf qu’on a causé un incident dans une branche de chapeaux noirs dotés d’influence, d’argent et de tout un stock d’armes à feu de Mandchourie et de surplus russes récemment estimé par les services de renseignements de la police à hauteur des besoins d’un soulèvement de guérilla dans une petite république d’Amérique centrale. De la démence, la très sérieuse démence de Landsman !

— Tu n’as qu’à venir ici m’y forcer, rétorque-t-il.

À cet instant, Berko ouvre la portière de son côté et déploie son ancestrale stature d’ours dans la rue. Son profil est régalien, digne d’une pièce de monnaie ou d’un versant sculpté de montagne. Et il tient à la main droite la massue la plus inquiétante que n’importe quel Juif ou Gentil ait de fortes chances de voir. C’est une réplique de celle que le chef Katlian a brandie pendant la guerre russo-tlingit de 1804, guerre que les Russes ont perdue. Berko l’avait façonnée dans le but d’intimider les Yids quand, à l’âge de treize ans, il était nouveau venu dans leur labyrinthe, et elle n’a jamais encore manqué son but, ce qui explique pourquoi il la garde sur le siège arrière de la voiture de Landsman. La tête est un bloc de météorite de fer de dix-sept kilos que Hertz Shemets a déterré dans un vieux site russe, non loin de Yakobi. Le manche a été taillé dans une batte de base-ball d’un kilo à l’aide d’un couteau de chasse Sears. Des monstres marins rouges et des corbeaux noirs entrelacés se tordent autour de hampe, souriant de toutes leurs gueules hérissées de crocs. Leur pigmentation a exigé quatorze feutres Flair. Une paire de plumes de corbeau se balance à une lanière de cuir fixée au sommet du manche. S’il n’est peut-être pas historiquement exact, ce détail produit sur l’esprit yiddish un effet de sauvagerie signifiant : « Indien ».