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Ce mot circule du haut en bas des éventaires et des devantures. Les Juifs de Sitka voient rarement des Indiens et leur parlent encore plus rarement, sauf à la cour fédérale ou dans les petites villes juives éparpillées le long de la frontière. Il faut très peu d’inventivité à ces verbovers pour s’imaginer Berko et sa massue engagés dans le giclement tous azimuts de boîtes crâniennes à visage pâle. Puis ils aperçoivent la kippa de Berko, ainsi que, à la ceinture, le flottement des franges blanches de son châle rituel, et l’on sent toute cette étourdissante xénophobie quitter la foule, laissant un résidu de vertige raciste. Voilà ce qui se passe pour Berko Shemets dans le district de Sitka, quand il sort sa massue et redevient indien. Cinquante ans de cinéma rempli de scalps, de sifflements de flèches et de wagons Conestogas en feu marquent l’imagination populaire. Ensuite, la simple incongruité fait le reste.

— Berko Shemets, murmure l’homme à la barbe fourchue, battant des paupières alors que de grosses plumes de neige commencent à tomber lentement sur ses épaulés et son chapeau. Qu’est-ce qui se passe, Yid ?

— Dovid Sussmann, dit Berko, abaissant sa massue. Je pensais bien que c’était toi.

Il braque ses gros yeux de Minotaure pleins de reproche et d’une infinie souffrance sur son cousin. Ce n’était pas l’idée de Berko de venir sur l’île Verbov. Ce n’était pas l’idée de Berko de s’acharner sur l’affaire Lasker alors qu’on leur a dit de laisser tomber, ce n’était pas l’idée de Berko de se réfugier de honte dans une taule bon marché de l’Untershtot où de mystérieux junkies se voient recruter par la déesse des échecs.

— Bon shabbat à toi, Sussmann, conclut Berko, jetant sa massue à l’arrière de la voiture de Landsman.

Quand elle touche le sol, les ressorts des sièges-baquets tintent comme des cloches.

— Agréable shabbat à vous aussi, inspecteur, répond Sussmann.

Les autres Yids font écho à leurs salutations, un peu hésitants. Puis ils se détournent et retournent à leurs navettes sur un point délicat de la cachérisation ou de l’effacement du VIN, le numéro d’immatriculation des véhicules.

Une fois remonté dans l’auto, Berko claque la portière en disant :

— Je déteste faire ça.

Ils descendent la 225e Avenue ; tous les visages se tournent pour regarder le Juif indien dans la Chevrolet bleue.

— Voilà ce que c’est que de poser des questions indiscrètes, lâche amèrement Berko. Un jour, Meyer, je le jure, je vais tester ma massue sur toi !

— Peut-être que tu devrais, dit Landsman. Peut-être que ça me servirait de thérapie…

Roulant au pas sur l’avenue, ils se dirigent vers le magasin d’Itzik Zimbalist. Cours et culs-de-sac, logements pour familles néo-Ukrainiennes monoparentales et appartements en copropriété, constructions de bardeaux à toit pentu peintes dans des couleurs sombres et bâties à la limite des terrains. Les maisons jouent des coudes et des épaules à la manière des chapeaux noirs dans une synagogue.

— Pas une seule pancarte À VENDRE, observe Landsman. Du linge sur tous les étendages. Toutes les autres sectes ont dû remballer leurs torahs et leurs boîtes à chapeaux. Le Harkavy est à moitié une ville fantôme. Mais pas les verbovers ! Ou ils sont inconscients de la rétrocession, ou ils savent une chose que nous ignorons…

— Ce sont des verbovers, lui rappelle Berko. Tu paries quoi ?

— Tu veux dire que le rebbè a monté une combine ? Des permis de travail pour tout le monde…

Landsman considère cette éventualité. Il sait, bien sûr, qu’une organisation criminelle telle que la bande des verbovers ne peut prospérer sans les services dévoués de commis et de lobbyistes secrets, ni sans graisser régulièrement la patte au gouvernement. Les verbovers, avec leur compréhension talmudiste des systèmes, leurs poches sans fond et le visage impénétrable qu’ils offrent au monde extérieur, ont brisé ou truqué nombre de dispositifs de contrôle. Mais l’élaboration d’un moyen de harponner l’ensemble des services de l’immigration comme un distributeur de Coca-Cola avec un dollar au bout d’une ficelle ?

— Personne n’a autant de poids, reprend Landsman. Pas même le rebbè verbover.

Berko baisse la tête et lève à demi les épaules, comme pour ne rien dire de plus de peur de déchaîner de terribles forces : fléaux, plaies et tornades saintes.

— C’est juste que tu ne crois pas aux miracles, réplique-t-il.

13.

Zimbalist, le mayven des frontières, ce vieux con de lettré ! Il est fin prêt, quand une rumeur d’indiens sous forme de beau gosse canon pur muscle du Michigan déboule avec fracas à sa porte d’entrée. Le magasin de Zimbalist est un immeuble de pierre à la toiture de zinc, avec de grandes portes à roulettes, situé à l’extrémité de la plus vaste d’une platz pavée. La platz, qui commence étroite à un bout, s’élargit comme le nez d’un Juif de B.D. S’y jettent une demi-douzaine de rues tortueuses, qui suivent des pistes autrefois tracées par des chèvres ou des aurochs ukrainiens depuis longtemps disparus, en longeant des façades qui sont de fidèles copies des originaux ukrainiens perdus. Un shtetl revu par Disney, brillant et propre comme un certificat de naissance fraîchement contrefait. Un bric-à-brac artistique de maisons chocolat et jaune moutarde, bois et plâtre avec couvertures de chaume. En face du commerce de Zimbalist, au bout resserré de la platz, se dresse la demeure du premier rebbè de Verbov, lui-même fameux auteur de miracles. Trois cubes de stuc d’un blanc immaculé, avec des toits mansardés de tuiles d’ardoise bleutée et de hautes fenêtres étroites, fermées par des volets. Une réplique du logis originel – à Verbov – du grand-père de l’épouse de l’actuel rebbè, le huitième rebbè verbover, exacte jusqu’à la baignoire nickelée dans la salle de bains de l’étage. Même avant de se tourner vers le blanchiment d’argent, la contrebande et la corruption, les rebbè verbovers se distinguaient des autres par la splendeur de leurs gilets, l’argenterie française sur leurs tables de shabbat, les moelleuses bottes italiennes à leurs pieds.

Le mayven des frontières est de petite taille, menu, avec les épaules voûtées. Il a, disons, soixante-quinze ans, bien qu’il en paraisse dix de plus. Des cheveux gris cendre clairsemés et trop longs, des yeux sombres enfoncés et un teint pâle tirant sur le jaune comme un cœur de céleri. Il porte un gilet à fermeture Éclair avec un col à rabats et une paire de vieilles sandales en plastique bleu marine sur des chaussettes blanches trouées à l’emplacement du gros orteil gauche et de sa corne. Son pantalon à chevrons est maculé de jaune d’œuf, d’acide, de goudron, de résine époxy, de cire à cacheter, de peinture verte, de sang de mastodonte. Le visage du mayven est osseux, tout en nez et en menton, destiné par l’évolution à observer, sonder, aller droit aux interstices, aux brèches et aux défaillances. Sa belle barbe cendrée volette au vent tel du duvet d’oiseau accroché à une clôture de fil barbelé. En cent ans d’impuissance, ce serait la dernière figure vers laquelle Landsman se tournerait dans l’espoir d’un secours ou d’une information ! Mais Berko en sait plus sur l’existence des chapeaux noirs que Landsman n’en saura jamais.