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Debout à côté de Zimbalist, devant la porte en pierre voûtée du magasin, un jeune licencié glabre tient un parapluie pour protéger la tête du vieux lettré. Le macaron noir du chapeau du jeune est déjà poudré d’un demi-centimètre de givre. Zimbalist lui prête l’attention qu’on prête à un arbre en pot.

— Tu es encore plus gros, dit-il en guise de salutation, tandis que Berko s’avance vers lui en plastronnant, gardant une ombre du poids de sa massue dans sa démarche. Tu prends la place d’un canapé.

— Professeur Zimbalist, dit Berko, balançant son casse-tête invisible. Vous, vous ressemblez à quelque chose tombé du sac d’un aspirateur.

— Huit ans que tu ne m’embêtes plus !

— Ouais, j’ai pensé à vous offrir des vacances.

— C’est gentil. Dommage que tous les autres Juifs de cette maudite pelure de pomme de terre de district aient continué à me taper sur la cafetière toute la journée ! – Il se tourne vers le licencié au parapluie. – Du thé, des verres, de la confiture.

Le licencié marmonne en araméen une allusion à une abjecte obéissance tirée du Traité sur la hiérarchie des chiens, des chats et des souris, ouvre la porte au mayven des frontières ; ils entrent. C’est un espace d’un seul tenant, vaste et rempli d’échos, divisé théoriquement en un garage, un atelier et un bureau tapissé de placards à cartes en acier, de certificats encadrés et de tous les volumes reliés en noir des subtilités infinies du droit. Les grandes portes roulantes sont là pour permettre aux camions d’aller et venir. Au nombre de trois, à en juger d’après la traînée de taches d’huile sur le sol de ciment lisse.

Landsman est payé – et vit – pour remarquer ce qui échappe aux gens normaux, mais il lui semble ne pas avoir fait suffisamment attention à la ficelle jusqu’à son entrée dans le magasin de Zimbalist, le mayven des frontières. Ficelle, fil retors, filament, ruban, corde, cordon, cordelière, haussière et câble ; polypropylène, chanvre, caoutchouc, cuivre caoutchouté, Kevlar, acier, soie, lin, velours tressé. Le mayven des frontières connaît de vastes sections du Talmud sur le bout des doigts. Topographie, géographie, géodésie, géométrie, trigonométrie sont devenues des réflexes, comme de viser le long du canon d’un pistolet. Mais la vie et la mort du mayven des frontières tiennent à la qualité de sa ficelle. La majeure partie – mesurable en kilomètres, en verstes ou en paumes, à la manière du mayven – en est soigneusement enroulée sur des bobines accrochées au mur ou empilées tout aussi soigneusement, par tailles, sur des tiges métalliques. Le 4 reste s’entasse ici et là, tout entortillé. Ronces, peignures, énormes nœuds magiques épineux de ficelle et de fil de fer, roulant à travers le magasin comme de la mauvaise herbe.

— Voici mon coéquipier, professeur, l’inspecteur Landsman, annonce Berko. Vous voulez qu’on vous tape sur la cafetière, adressez-vous à moi !

— Un emmerdeur comme toi ?

— Ne me cherchez pas.

Landsman et le professeur échangent une poignée de main.

— Mais je le connais, dit le mayven des frontières, qui s’approche pour mieux regarder Landsman, le lorgnant comme si c’était un de ses dix mille tracés de frontières. Ça a pincé le maniaque Podolsky, ça nous a envoyé Hyman Tsharny en prison…

Landsman se raidit et agite la plaque métallique de son insigne de protection, prêt à recevoir un savon. Hyman Tsharny, un verbover blanchisseur de dollars patron d’une chaîne de boutiques vidéo, avait embauché deux shlosers philippins – des tueurs à gages – pour l’aider à bétonner une affaire délicate. Sauf que le meilleur indicateur de Landsman est Benito Taganes, le roi du beignet chinois à la philippine. Les informations de Benito ont conduit Landsman jusqu’au relais routier proche du terrain d’aviation où les malheureux shlosers attendaient un avion, et leur témoignage a permis de coffrer Tsharny malgré la plus grande résistance du plus solide Kevlar de salle d’audience qu’ait pu payer l’argent verbover. Hyman Tsharny est toujours le seul verbover du district à avoir jamais été reconnu coupable d’actes délictueux et condamné.

— Regarde-le.

Le visage de Zimbalist s’épanouit par le bas. Ses dents sont pareilles à des tuyaux d’orgue en os. Son rire évoque une poignée de fourchettes et de têtes de clous cliquetant par terre.

— … Il croit que ces gens m’intéressent, que leurs reins soient aussi ratatinés que leurs âmes ! – Le mayven s’arrête de rire. – Quoi ! Vous croyiez que j’en étais ?

Landsman a l’impression qu’on ne lui a jamais posé question plus caustique.

— Non, professeur, répond-il.

Landsman avait aussi quelques doutes sur la qualité de professeur de Zimbalist, mais ici, dans son bureau, au-dessus de la tête du licencié se battant avec sa bouilloire électrique, s’alignent les références et les certificats de la Yeshiva de Varsovie (1939), de l’État libre de Pologne (1950) et de Bronfman Manual & Technical (1955). Toutes ces attestations, haskamas et déclarations sous serment, chacune dans son sobre cadre noir, émanent de ce qui semble être l’ensemble des rabbins du district, de pacotille comme de première catégorie, de Yakobi à Sitka. Landsman feint de jeter un nouveau coup d’œil à Zimbalist, mais il est évident, à la grande kippa qui recouvre l’eczéma à l’arrière de son crâne avec broderie fantaisie au fil d’argent, que le mayven n’est pas un verbover.

— Je n’aurais pas commis cette erreur.

— Non ? Et épouser l’une d’elles, comme moi ? Auriez-vous commis cette erreur ?

— En matière de mariage, je préfère laisser autrui commettre des erreurs, répond Landsman. Mon ex-femme, par exemple.

D’un geste, Zimbalist les invite à contourner l’imposante table des cartes en chêne pour prendre deux chaises au dossier à barreaux cassés proches d’un énorme bureau à cylindre. Le licencié ne lui laisse pas assez vite le passage, aussi le mayven lui tire-t-il l’oreille.

— Qu’est-ce que tu fiches ? – Il saisit la main du jeune. – Regarde-moi ces ongles ! Fè ! – Il lâche sa main comme si c’était un bout de poisson avarié. – Allez, sors d’ici, branche la radio. Trouve-moi où sont passés ces idiots et pourquoi c’est si long.

Il verse de l’eau dans une théière et y jette une pincée de thé en vrac qui a un air suspect de ficelle déchiquetée.

— Un eruv, ils ont à patrouiller. Un seul ! J’ai douze hommes qui travaillent pour moi. Il n’y en a pas un qui ne soit pas foutu de se perdre en tentant de trouver ses orteils au fond de ses chaussettes !

Landsman s’est donné beaucoup de mal pour éviter d’avoir à comprendre des concepts tel celui d’eruv, mais il sait que c’est une combine rituelle juive typique, une arnaque sur le dos de Dieu, le salaud aux commandes. Ça a un rapport avec le fait de prétendre que les poteaux téléphoniques sont des montants de porte, et les fils des linteaux. On peut isoler une zone au moyen de poteaux et de ficelles et appeler ça un eruv puis, le jour du shabbat, faire comme si cet eruv que vous avez tracé – dans le cas de Zimbalist et de son équipe, à peu près le district entier – est votre maison. Ainsi, on peut contourner l’interdit du shabbat sur les transports dans un lieu public ou aller à la shul avec deux Alka-Seltzer en poche, et ce n’est pas un péché. Si l’on dispose d’assez de ficelles et de poteaux, et avec un usage un peu créatif des murs, clôtures, escarpements et cours d’eau existants, on peut nouer un cercle autour de presque n’importe quel lieu et appeler ça un eruv.