— Quel genre de raison ?
— Il y avait deux beaux poteaux téléphoniques, répond Landsman. Nous les avons attachés avec une ficelle.
Plongeant la main dans sa poche, il en sort une enveloppe et, à travers le bureau, passe un des polaroïds macabres du légiste Shpringer à Zimbalist, qui le tient à bout de bras, assez longtemps pour se mettre dans la tête que c’est la photo d’un cadavre. Il prend une profonde inspiration et fait la moue, se préparant à les gratifier d’une substantielle considération professorale de la pièce disponible. La photo d’un mort, à dire la vérité, c’est une pause dans le train-train de l’existence d’un mayven. Ensuite, il scrute l’image et, un instant avant qu’il retrouve la maîtrise complète de ses traits, Landsman voit Zimbalist prendre un bon coup à l’estomac ; ses poumons se vident d’air, le sang se retire de son visage. Dans les yeux du mayven, l’étincelle d’intelligence s’est éteinte. Le laps d’une seconde, Landsman contemple un polaroïd d’un mayven des frontières mort. Puis le visage du vieux retrouve des couleurs. Berko et Landsman patientent un peu, et puis encore un peu, et Landsman comprend que le mayven bataille de toutes ses forces pour rester maître de lui, se cramponner à la possibilité de prononcer ses prochaines paroles : « Inspecteurs, je n’ai jamais vu cet homme de ma vie », et de donner à celles-ci un accent de vérité plausible, incontestable.
— Qui était-ce, professeur Zimbalist ? demande Berko à la fin.
Zimbalist repose la photo sur le bureau et continue à la regarder, sans se soucier de ce que peuvent faire ses yeux ou ses lèvres.
— Oy ! ce gamin-là ! murmure-t-il. Ce gentil petit gars…
Il sort un mouchoir de la poche de son gilet à fermeture Éclair, sèche les larmes de ses joues et aboie une fois, un bruit horrible. Landsman ramasse le verre de thé du mayven et le vide dans le sien. De la poche de son pantalon, il sort la bouteille de vodka qu’il a confisquée dans les toilettes pour hommes du Vorsht le matin même. Il verse deux doigts d’alcool dans le verre de thé, puis tend celui-ci au vieux.
Zimbalist accepte la vodka sans un mot, l’avale d’un trait. Puis il remet son mouchoir dans sa poche et rend la photographie à Landsman.
— J’ai appris à ce gamin à jouer aux échecs, déclare-t-il. Quand cet homme était gamin, je veux dire. Avant qu’il soit grand. Excusez-moi, je dis n’importe quoi…
Il tend la main pour prendre une autre Broadway, mais il les a déjà toutes grillées. Il met un temps à comprendre, reste assis là à fureter dans l’emballage d’un doigt recourbé, comme s’il cherchait une cacahuète dans un paquet de Cracker Jack. Landsman lui offre de quoi fumer.
— Merci, Landsman, merci.
Mais ensuite, sans un mot, il se borne à regarder se consumer sa papiros. Du fond de ses orbites caverneuses, il jette un coup d’œil interrogateur à Berko, puis risque un regard de joueur de cartes à Landsman. Il est déjà en train de se remettre du choc. De tenter de tracer la carte de la situation les frontières qu’il ne peut pas traverser, les portes qu’il ne doit pas franchir au péril de son âme. Le crabe velu et tacheté de sa main tend une de ses pattes vers le téléphone de son bureau. Dans un instant, une fois encore la vérité et l’obscurité de l’existence auront été remises à la garde des hommes de loi.
La porte du garage grince et ferraille ; avec un gémissement de gratitude, Zimbalist commence à se ressaisir, mais cette fois-ci Berko se lève avant lui. Il pose une main pesante sur l’épaule du vieil homme.
— Rasseyez-vous, professeur, dit-il. De grâce, allez-y mollo si vous voulez, mais, je vous en prie, reposez votre cul sur ce beignet – Il laisse sa main où elle est, lui inflige une légère pression et, d’un signe de tête, montre le garage. – Meyer.
Landsman traverse l’atelier en direction du garage et brandit sa plaque de policier. Il s’avance directement dans la trajectoire du camion comme si sa plaque était vraiment un symbole capable d’arrêter un Chevrolet de deux tonnes. Le conducteur freine brutalement, le crissement des pneus se répercute contre les murs de pierre glacés du garage. Le conducteur baisse sa vitre ; il a la panoplie complète de l’équipe de Zimbalist : barbe tenue dans un filet, combinaison jaune, froncement de sourcils bien marqué.
— Quoi de neuf, inspecteur ? s’enquiert-il.
— Va faire un tour, ordonne Landsman. On discute. – Il tend le bras vers le panneau des expéditions et empoigne le licencié boudeur par le col de sa redingote, le balance comme un chiot du côté passager du camion et fait coulisser la porte latérale, puis le pousse délicatement à l’intérieur. – Et emmène ce petit morveux avec toi.
— Patron ? vérifie le conducteur auprès du mayven des frontières.
Au bout d’un moment, Zimbalist hoche la tête et congédie son chauffeur d’un signe de la main.
— Mais où dois-je aller ? demande le chauffeur à Landsman.
— Je ne sais pas, répond Landsman, qui tire la porte du camion pour la refermer. Va m’acheter un beau cadeau !
Landsman tape sur le capot du camion, qui recule pour ressortir dans la tempête de points blancs tricotés tels les fils du mayven en travers des façades d’imitation et du ciel d’un gris étincelant. Le policier tire la porte et la referme sans la verrouiller.
— Nu, si vous commenciez par le début ? lance-t-il à Zimbalist en reprenant place sur sa chaise à barreaux cassée. – Il croise les jambes, allume une autre papiros pour chacun d’eux deux et ajoute : Nous avons tout notre temps.
— Allez, professeur, renchérit Berko. Vous connaissez la victime depuis qu’il est petit, pas vrai ? Tous ces souvenirs doivent tourner en rond dans votre tête aujourd’hui. Aussi mal que vous vous sentiez, vous vous sentirez mieux si vous vous mettez à table.
— Ce n’est pas ça, proteste le mayven des frontières. C’est… ce n’est pas ça.
Il accepte la papiros allumée des doigts de Landsman. Cette fois, il en fume les trois quarts avant de reprendre la parole. C’est un Yid éduqué : il aime avoir ses pensées en ordre.
— Il s’appelle Menachel, commence-t-il, Mendel. Il a ou avait trente-huit ans, un an de plus que vous, inspecteur Shemets, mais vous êtes nés le même jour, le 15 août, c’est exact ? Hein ? C’est ce que je pensais. Vous voyez ? Voici mon meuble à cartes. – Il tapote sa calvitie. – Les cartes de Jéricho, inspecteur Shemets, oui, de Jéricho et de Tyr.
Le tapotement de son meuble à cartes échappe légèrement à son contrôle ; il fait tomber la yarmulka de sa tête. Quand il lui remet la main dessus, de la cendre tombe en cascade sur son pull-over.
— Le Q.I. de Mendel atteignait 170, poursuit-il. Dès huit ou neuf ans, il savait lire l’hébreu, l’araméen, le judéo-espagnol, le latin et le grec. Déchiffrer les textes les plus difficiles, les problèmes les plus épineux de logique et de raisonnement. À l’époque, Mendel était déjà un bien meilleur joueur d’échecs que je pouvais jamais espérer l’être. Il avait une mémoire extraordinaire des parties connues ; il n’avait qu’à lire une fois une transcription et il était ensuite capable de la reproduire sur un échiquier ou dans sa tête, coup après coup, sans erreur. Quand il a été plus grand et qu’on ne le laissait plus jouer autant, il réfléchissait tout seul à des parties célèbres. Il devait en connaître trois ou quatre cents par cœur.
— C’est ce qu’on disait aussi de Melekh Gaystick, dit Landsman. Il avait un esprit fait pour les échecs.
— Melekh Gaystick, murmure Zimbalist. Gaystick était un phénomène. La manière de jouer de Gaystick n’était pas humaine. Il avait un esprit pareil à une sorte d’insecte, la seule chose qu’il savait faire, c’était de vous grignoter. Il était grossier, sale, mesquin. Mendel n’était pas du tout comme ça. Il confectionnait des jouets pour ses sœurs, des poupées avec du feutre et des pinces à linge, une maison à partir d’une boîte de céréales. Les doigts toujours pleins de colle, une pince à linge dans la poche avec un visage dessiné dessus. Je lui donnais de la ficelle pour les cheveux. Huit petites sœurs tout le temps accrochées à lui. Un canard apprivoisé qui le suivait partout comme un chien. – Les commissures des lèvres brunes de Zimbalist se relèvent. – Croyez-le ou non, un jour j’ai organisé une rencontre entre Mendel et Melekh Gaystick. Ce genre de chose était encore possible. Gaystick était toujours fauché et endetté, et il aurait joué contre un ours à moitié ivre s’il y avait de l’argent à la clé. Le gosse avait douze ans à l’époque, Gaystick vingt-six. Cela se passait l’année avant qu’il remporte le championnat de Saint-Pétersbourg. Ils ont disputé trois parties dans mon arrière-boutique, qui à l’époque, vous vous en souvenez, inspecteur, était dans Ringelblum Avenue. J’ai proposé cinq mille dollars à Gaystick pour jouer contre Mendel. Le gosse a gagné la première partie et la belle. À la deuxième, il avait les noirs et a imposé un match nul à Gaystick. Oui, Gaystick n’était que trop heureux que la rencontre soit tenue secrète.