Au sein de celle-ci, Mendel élut donc le mayven des frontières, l’outsider solitaire. C’était une petite manifestation de rébellion ou de perversité que certains, dans les années qui suivirent, auraient l’occasion de revisiter. Mais dans l’orbite verbover, seul Zimbalist avait une chance de battre Mendel.
— Comment va-t-elle ? demanda Mendel à Zimbalist un matin, alors que sa bonne amie agonisait depuis deux mois et était au plus mal.
Zimbalist avait éprouvé un choc à cette question – rien de comparable au destin du second mari de la veuve, certes, mais un choc assez fort pour lui donner un coup au cœur. Il se remémore toutes les parties que Mendel Shpilman et lui ont disputées ensemble, dit-il, sauf celle-ci, dont il ne parvient à se rappeler qu’un coup isolé. La femme de Zimbalist était une Shpilman, une cousine du gosse. La source de revenus de Zimbalist, son honneur, peut-être même sa vie, exigeaient que le secret soit gardé sur son adultère. Jusque-là, il était absolument certain que ç’avait été le cas. Grâce à ses fils et à ses ficelles, le mayven avait connaissance de tous les bruits et rumeurs à la manière dont une araignée perçoit la présence d’une mouche par ses pattes. Il était impossible que la nouvelle ait pu atteindre Mendel Shpilman sans qu’elle fût revenue d’abord à Zimbalist.
— Comment va qui ?
Le gosse l’avait regardé fixement. Mendel n’était pas joli garçon. Il avait des rougeurs permanentes, des yeux rapprochés, un double menton – et même un début de triple – sans profit visible pour le premier. Mais les yeux, bien que trop petits et trop proches de l’arête de son nez, étaient intenses et de couleur changeante : bleus, verts, dorés, semblables aux ocelles d’une aile de papillon. Pitié, moquerie, pardon. Ni jugement ni reproche.
— Ça ne fait rien, avait dit doucement Mendel.
Puis il avait déplacé le fou de sa reine, le remettant dans sa position d’origine sur l’échiquier.
À la réflexion, le coup de Mendel ne montrait aucune finalité que puisse discerner Zimbalist. Le laps d’un instant, il lui sembla résumer ou impliquer des écoles d’échecs inouïes ; celui d’après, il avait seulement l’air de ce que, selon toute vraisemblance, il était : une forme de rétractation.
Durant l’heure qui suivit, Zimbalist chercha à comprendre – et à trouver la force de réfréner – son envie de confier à un enfant de dix ans, dont l’univers se limitait à l’école, à la shul et à la porte de la cuisine maternelle, son chagrin et sa mystérieuse extase amoureuse pour la veuve moribonde. De lui dire comment une soif secrète était étanchée en lui chaque fois qu’il faisait couler de l’eau entre ses lèvres gercées.
Ils jouèrent jusqu’à la fin de l’heure sans un mot de plus. Mais quand il fut temps pour lui de s’en aller, le gosse se retourna sur le seuil du magasin de Ringelblum Avenue et tira Zimbalist par la manche. Il hésitait, comme peu sûr de lui ou gêné, à moins, peut-être, que ce ne fût la peur. Puis il prit une expression sévère et pincée où Zimbalist reconnut la voix intériorisée du rebbè, rappelant à son fils son devoir de servir la communauté.
— Quand vous la verrez ce soir, dit Mendel, dites-lui que je lui donne ma bénédiction. Dites-lui que je la salue.
— Je n’y manquerai pas, répondit Zimbalist, ou se souvient-il avoir répondu.
— Dites-lui de ma part que tout ira bien.
Son petit visage simiesque, sa bouche triste, ses yeux disant que, malgré toute son amitié et son affection pour vous, il pouvait encore vous monter un bateau.
— Oh, je n’y manquerai pas non plus ! répondit Zimbalist, avant de s’écrouler en sanglots entrecoupés de hoquets.
Le jeune garçon sortit alors un mouchoir propre de sa poche et le tendit à Zimbalist. Patiemment, il tint la main du mayven. Ses doigts étaient doux, légèrement poisseux. Sur la face intérieure de son poignet, sa jeune sœur Reyzl avait gribouillé son nom à l’encre rouge. Dès que Zimbalist se fut ressaisi, Mendel lâcha sa main, puis fourra le mouchoir humide dans sa poche.
— À demain, dit-il.
Ce soir-là, quand Zimbalist se glissa dans la salle d’hôpital, juste avant d’étendre sa serviette par terre, il déversa la bénédiction du gosse dans l’oreille de sa maîtresse inconsciente. Il le fit sans espoir et avec peu de foi. Dans l’obscurité de cinq heures du matin, la bonne amie de Zimbalist le réveilla et lui dit de rentrer chez lui pour prendre son petit déjeuner avec sa femme. C’étaient les premières paroles cohérentes qu’elle eût prononcées depuis des semaines.
— Lui avez-vous donné ma bénédiction ? s’enquit Mendel quand ils s’installèrent pour jouer, plus tard ce matin-là.
— Je la lui ai donnée.
— Où est-elle ?
— À l’hôpital de Sitka.
— Avec d’autres personnes ? Dans une salle commune ?
Zimbalist acquiesça d’un signe de tête.
— Et vous avez donné ma bénédiction aux autres aussi ?
L’idée n’était même pas venue à l’esprit de Zimbalist.
— Je ne leur ai rien dit, avoua-t-il, je ne les connais pas.
— Il y avait assez de bénédiction pour tout le monde, lui assura Mendel. Dites-leur, donnez-la-leur ce soir.
Mais, ce soir-là, lorsque Zimbalist rendit visite à sa bonne amie, elle avait été transférée dans une autre salle, une de celles où personne ne risquait de mourir. Pour une raison ou une autre, le mayven oublia la consigne du gosse. Quinze jours plus tard, les médecins de la dame la renvoyèrent chez elle, en secouant la tête de perplexité. Deux semaines après encore, une radio de son organisme ne montrait plus trace de cancer.
À ce moment-là, elle et Zimbalist avaient déjà mis fin à leur liaison par consentement mutuel, et il dormait toutes les nuits dans le lit conjugal. Les rencontres quotidiennes avec Mendel dans l’arrière-boutique de Ringelblum Avenue continuèrent un temps, mais Zimbalist s’aperçut qu’il n’y prenait plus plaisir. Le miracle sensible de la guérison du cancer altéra pour toujours ses relations avec Mendel Shpilman. Zimbalist ne pouvait chasser la sensation de vertige qui le submergeait chaque fois que Mendel le regardait avec ses yeux rapprochés, mouchetés d’or et de pitié. La foi du mayven dans la mauvaise foi avait été ébranlée par une simple question : « Comment va-t-elle ? » Par une dizaine de mots de bénédiction, un simple gambit du fou évoquant des échecs supérieurs à ceux que connaissait Zimbalist.
C’était en récompense de ce miracle que Zimbalist avait organisé la rencontre secrète entre Mendel et Melekh Gaystick, roi du Café Einstein et futur champion du monde. Trois parties dans l’arrière-boutique de son commerce de Ringelblum Avenue, dont deux remportées par le gamin. Quand le subterfuge avait été découvert – mais pas le premier, personne d’autre ne fut au courant de la liaison amoureuse –, les visites de Mendel Shpilman à Zimbalist cessèrent. Après quoi lui et Mendel ne partagèrent plus jamais une heure devant un échiquier.
— Voilà ce qui arrive quand on distribue ses bienfaits ! conclut Zimbalist le mayven des frontières. Mais Mendel Shpilman a mis longtemps à s’en apercevoir…
15.
— Tu connaissais ce ganèf, lance Landsman à Berko sur un ton plus affirmatif qu’interrogateur, tandis que, voûtés dans la neige de shabbat, ils se dirigent vers le domicile du rebbè à la suite du mayven des frontières.