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— Un moment du temps du rebbè ? répète un des Rudashevsky.

— Même si vous aviez un million de dollars, si je puis me permettre avec tout le respect que je vous dois, inspecteur Shemets, dit l’autre en posant une main sur son cœur, les épaules plus larges et les phalanges plus velues que Yossele, ça ne suffirait pas.

Landsman se tourne vers Berko.

— Tu as cette somme sur toi ?

Berko lui donne un coup de coude dans les côtes. Landsman, qui n’a jamais fait de ronde chez les chapeaux noirs dans ses jours de latkè, tâtonne dans un fond vaseux de lourds silences et de regards aveugles capables de broyer un submersible. Il ne sait pas montrer la considération convenable.

— Allez, Yossele. Shmerl, mon cœur, roucoule Berko. Il me tarde d’être à table chez moi. Laisse-nous entrer.

Yossele tire sur son cache-col naturel couleur sang de bœuf. Puis l’autre commence à parler fermement à mi-voix. Le bik porte, dissimulé sous les boucles d’une de ses papillotes auburn, un casque équipé d’un micro et d’une oreillette.

— Je dois d’abord m’informer respectueusement, déclare le bik au bout d’un moment, la force de l’ordre reçu se manifestant sur ses traits, qu’elle adoucit en même temps qu’elle durcit son ton : quel motif amène ces distingués fonctionnaires de police au domicile du rebbè si tard en ce vendredi après-midi ?

— Imbéciles ! lance Zimbalist, un coup de vodka dans le ventre, montant les marches à toute allure tel un idiot d’ours sur son monocycle.

Il saisit les revers de la redingote de Yossele Rudashevsky et danse avec lui, de droite et de gauche, de colère et de chagrin.

— Ils sont là pour Mendel !

Les hommes attardés devant la maison de Shpilman, qui jusque-là murmuraient pour commenter et critiquer la tournure des événements, se taisent. La vie entre dans leurs poumons et en ressort bruyamment, crépite dans la morve de leurs nez. Sous l’effet de la chaleur de la lanterne, la neige s’évapore. L’air semble se briser avec le tintement d’une infinité de petites vitres. Et Landsman sent quelque chose le pousser à poser une main sur sa nuque. Il est marchand d’entropie et mécréant, de nature et de formation. Pour lui, le paradis est kitsch, Dieu un mot, et l’âme, au mieux, une charge de batterie. Mais dans l’accalmie de trois secondes qui suit la formulation du nom du fils perdu du rebbè, Landsman a la sensation que quelque chose voltige au milieu d’eux. Pique sur la foule, l’effleure de son aile. C’est peut-être seulement la découverte, passant d’un homme à l’autre, de la raison de la visite de ces deux inspecteurs de la brigade des homicides à une heure pareille. Ou alors c’est peut-être l’ancien pouvoir d’évocation d’un nom dans lequel résidaient jadis leurs espoirs les plus fervents. Ou encore Landsman a peut-être seulement besoin d’une bonne nuit de sommeil dans un hôtel où l’on ne trouve pas de Juif mort.

Le front pétri de plis comme de la pâte à pain, Yossele se tourne vers Shmerl, tenant toujours Zimbalist avec la tendresse stupide d’une brute. Shmerl prononce encore quelques syllabes au fond de la maison du rebbè verbover. Il regarde vers l’est, puis vers l’ouest, consulte le bonhomme à la mandoline sur le toit – il y a toujours un bonhomme sur le toit avec une mandoline semi-automatique. Puis il ouvre doucement la porte à panneaux. Yossele repose le vieux Zimbalist dans un cliquetis de boucles de caoutchoucs et lui tapote la joue.

— Je vous en prie, inspecteurs, dit-il.

On entre dans un vestibule lambrissé : une porte tout au fond, à gauche un escalier de bois qui monte au premier étage. L’escalier et ses contremarches, le lambris, le plancher aussi, sont taillés dans de gros tronçons d’une sorte de pin noueux beurre frais. Le long du mur en face de l’escalier court un petit banc, lui aussi en pin noueux, couvert d’un coussin de velours violet, lustré par endroits et présentant six empreintes rondes creusées par des années de fessiers verbovers.

— Je prie les très estimés inspecteurs de bien vouloir patienter ici, dit Shmerl.

Lui et Yossele retournent à leur poste, laissant Landsman et Berko sous la surveillance ferme mais indifférente d’un troisième énorme Rudashevsky qui se prélasse contre la rampe au fond de l’escalier.

— Asseyez-vous, professeur, ordonne le Rudashevsky d’intérieur.

— Merci, dit-il. Mais je n’ai pas envie de m’asseoir.

— Vous allez bien, professeur ? s’inquiète Berko, posant une main sur le bras du mayven.

— Un terrain de handball, murmure Zimbalist en guise de réponse à sa question. Qui joue encore au handball ?

Quelque chose dans la poche du manteau de Zimbalist attire l’œil de Berko. Landsman, lui, s’intéresse soudain vivement à une petite étagère de bois murale à côté de la porte, bien garnie d’exemplaires de deux brochures glacées en couleurs. Intitulée Qui est le rebbè verbover ?, la première l’informe qu’ils se tiennent dans l’entrée d’honneur de sa maison, et que la famille va et vient et vit sa vie de l’autre côté, exactement comme dans la demeure du président de l’Amérique. L’autre publication distribuée par les croyants s’appelle Cinq grandes vérités et cinq gros mensonges sur le hassidisme verbover.

— J’ai vu le film, dit Berko, lisant par-dessus l’épaule de Landsman.

L’escalier émet un grincement. Le Rudashevsky marmonne, comme s’il annonçait un changement dans le menu du dîner :

— Le rabbin Baronshteyn.

Landsman connaît Baronshteyn seulement de réputation. Autre garçon prodige, diplômé en droit en plus de sa smikha de rabbin, il a épousé une des huit filles du rebbè. Il ne figure sur aucune photo et ne quitte jamais l’île Verbov, sauf à en croire les histoires selon lesquelles, en pleine nuit, il se rendrait furtivement dans un motel miteux de Sitka-sud pour infliger un châtiment personnel à un touriste du jeu politique ou à quelque shloser qui a raté son coup.

— Inspecteur Shemets, inspecteur Landsman. Je suis Aryeh Baronshteyn, le gabè du rebbè.

Landsman est surpris par sa jeunesse : trente ans, à vue de nez. Un front haut et étroit, des yeux noirs aussi durs que deux cailloux oubliés sur une inscription tombale. Il dissimule sa bouche efféminée dans la floraison virile d’une barbe façon roi Salomon, artistiquement striée de gris pour se vieillir. Ses papillotes pendent mollement au cordeau. Il incarne l’abnégation, mais ses vêtements trahissent le vieux goût verbover pour l’apparence. Ses mollets sont grassouillets et musculeux sous leurs fixe-chaussettes de soie et leurs bas blancs, ses longs pieds enfoncés dans des pantoufles de velours uni noir. La redingote semble fraîchement sortie de l’aiguille à façon de Moses & Sons d’Asch Street. Seule sa calotte tricotée au point jersey a un aspect modeste ; dessous, ses cheveux coupés en brosse luisent comme l’extrémité d’une ponceuse électrique. Bien que son visage ne montre pas de traces de circonspection, Landsman devine où celles-ci ont été soigneusement effacées.

— Reb Baronshteyn, murmure Berko en se décoiffant.

Landsman l’imite.

Baronshteyn garde les mains dans les poches de sa redingote, un modèle en satin à revers de velours et poches à rabat. Il s’efforce de paraître à son aise, seulement certains individus ne savent pas se tenir les mains dans les poches et avoir l’air naturel.

— Que cherchez-vous ici ? dit-il, affectant de jeter un coup d’œil à sa montre, sortant celle-ci de la manche de sa chemise en coton peigné juste le temps de leur permettre de lire le nom de Patek Philippe sur le cadran. Il est bien tard.

— Nous sommes ici pour parler au rebbè Shpilman, rabbi, répond Landsman. Si votre temps est si précieux, alors nous ne voudrions surtout pas vous le faire perdre en parlant avec vous.