— Ce n’est pas mon temps que j’ai peur de vous voir gâcher, inspecteur Landsman. Et je vous dis tout de suite que si vous tentez d’adopter, dans cette maison, l’attitude irrespectueuse et le comportement scandaleux pour lequel vous êtes connu, alors vous repartirez comme vous êtes venu. Est-ce bien clair ?
— Je crois que vous devez me confondre avec l’autre inspecteur Meyer Landsman. Moi, je suis celui qui ne fait que son boulot.
— Alors vous êtes ici dans le cadre d’une enquête pour homicide ? Puis-je vous demander en quoi cela concerne le rebbè ?
— Nous avons vraiment besoin de parler au rebbè, dit Berko. S’il nous signifie qu’il souhaite votre présence, libre à vous de rester. Mais, avec tout le respect que je vous dois, rabbi, nous ne sommes pas là pour répondre à vos questions. Et nous ne sommes pas là non plus pour faire perdre du temps à quiconque.
— En plus d’être son conseiller, inspecteur, je suis l’avocat du rebbè, vous le savez.
— En effet, monsieur, nous ne sommes pas sans le savoir.
— Mon bureau se trouve de l’autre côté de la platz, ajoute Baronshteyn, allant à la porte d’entrée et la tenant ouverte avec l’affabilité d’un portier.
La neige tombe dru dans l’encadrement, scintillant à la lumière du gaz tel un jackpot de pièces sans fin.
— … Je suis sûr de pouvoir répondre à toutes vos questions.
— Baronshteyn, espèce de morveux ! Laisse-les passer.
Le chapeau aplati sur une oreille, Zimbalist est déjà debout, drapé dans son immense manteau miteux et ses miasmes d’antimite et de chagrin.
— Professeur Zimbalist, prenez garde.
Le ton de Baronshteyn est celui de l’avertissement, mais son regard s’aiguise quand il prend la mesure de l’état ravagé du mayven des frontières. Il n’a peut-être jamais vu Zimbalist proche d’une émotion auparavant. À l’évidence, le spectacle le fascine.
— Tu as voulu prendre sa place, s’écrie le professeur. Eh bien, maintenant tu l’as ! Quel effet cela te fait-il ?
Chancelant, Zimbalist s’avance d’un pas vers le gabè. Toutes sortes de cordons et de fils de détente doivent s’entrecroiser dans l’espace les séparant. Mais, pour une fois, le mayven semble avoir égaré sa carte des ficelles.
— Même aujourd’hui il est plus vivant que tu le ne seras jamais, espèce d’éperlan ! Sale pantin ! gronde-t-il.
Il bouscule Berko et Landsman, tendant le bras pour saisir la rampe ou la gorge du gabè. Baronshteyn ne bronche pas. Berko rattrape Zimbalist par la ceinture de sa peau d’ours et le tire en arrière.
— Qui ? demande Baronshteyn. De qui parlez-vous ? – Il reporte ses regards sur Landsman : Inspecteur, est-il arrivé quelque chose à Mendel Shpilman ?
Le policier devait se repasser le film des événements avec Berko par la suite, mais sa première impression est que Baronshteyn a l’air surpris par cette possibilité.
— Professeur, dit Berko. Nous apprécions votre aide, merci – Il remonte la fermeture Éclair du cardigan de Zimbalist et boutonne son veston, rabat un pan de son manteau de peau d’ours sur l’autre puis noue la ceinture serré à sa taille. – Maintenant, je vous en prie, rentrez chez vous. Yossele, Shmerl, qu’on ramène le professeur à la maison avant que sa femme s’inquiète et appelle la police.
Yossele prend Zimbalist par le bras, et tous deux descendent le perron.
Berko referme la porte.
— Conduisez-nous au rebbè, conseiller, dit-il. Tout de suite.
16.
Le rabbin Heskel Shpilman est une montagne informe, un dessert géant dévasté, une maison de B.D. aux fenêtres condamnées et à l’évier qui fuit. C’est un enfant qui a dû le modeler, une foule de gamins, des orphelins aveugles qui n’ont jamais posé les yeux sur un homme. Ils ont réuni la pâte de ses bras et de ses jambes à celle de son corps, puis collé sa tête par-dessus. Un millionnaire pourrait recouvrir sa Rolls-Royce avec le beau métrage de soie et de velours noirs de la redingote et du pantalon du rebbè. Examiner les arguments pour ou contre la classification de l’énorme fessier du rebbè comme créature des grands fonds, construction d’origine humaine ou encore catastrophe naturelle inévitable, nécessiterait la force cérébrale des dix-huit plus grands sages de l’histoire. Qu’il soit debout ou assis ne fait aucune différence dans le spectacle offert.
— Je suggère que nous nous dispensions des civilités, déclare le rebbè.
Sa voix résonne de drôles d’intonations aiguës, évoquant l’érudit bien proportionné qu’il a dû être jadis. Landsman a appris qu’il s’agissait d’un désordre glandulaire. Il a entendu dire que le rebbè verbover, malgré sa corpulence, suivait le régime d’un martyr, à base de brouet clair, de racines et de quignon de pain quotidien. Mais il préfère voir le personnage dilaté par les gaz de la violence et de la corruption, sa panse remplie d’os, de chaussures et de cœurs d’hommes à moitié digérés dans l’acide de sa loi.
— Asseyez-vous et dites-moi ce pour quoi vous êtes venus jusqu’ici.
— À vos ordres, rebbè, dit Berko.
Ils s’installent chacun dans un fauteuil en face du bureau du rebbè. La pièce est dans le plus pur style Empire austro-hongrois : des monstres d’acajou, d’ébène et d’érable madré encombrent les murs, aussi ornementés que des cathédrales. Dans l’angle voisin de la porte se dresse la fameuse horloge verbover, vestige du vieux pays d’Ukraine. Pillée après la chute de la Russie, puis rapatriée en Allemagne par bateau, elle a survécu au largage de la bombe atomique sur Berlin en 1946 et à tous les troubles de la période qui a suivi. Ses aiguilles courent dans le sens contraire de celles d’une montre, sur un écran numéroté à l’envers avec les douze premières lettres de l’alphabet hébraïque. Véritable tournant dans la fortune de la cour verbover, la récupération de cet objet a marqué le début de l’ascension d’Heskel Shpilman.
Baronshteyn prend position derrière et à droite du rebbè, à un lutrin d’où il peut garder un œil sur la rue, l’autre sur l’ouvrage actuellement passé au peigne fin en quête de précédents ou de justifications, et un troisième, un œil intérieur toujours vigilant, sur l’homme qui est au centre de son existence.
Landsman s’éclaircit la voix, il est le supérieur, c’est son boulot. Il jette à la dérobée un nouveau coup d’œil à l’horloge verbover. Encore sept minutes et ce simulacre de semaine sera terminé.
— Avant que vous commenciez, inspecteurs, intervient Aryeh Baronshteyn, permettez-moi de mentionner pour mémoire que je suis ici en ma qualité d’avocat du rabbi Shpilman. Rebbè, si vous avez des doutes sur l’opportunité de devoir répondre à une question posée par messieurs les inspecteurs, je vous prie de vous abstenir de répondre et de me laisser leur demander de la clarifier ou de la reformuler.
— Ce n’est pas un interrogatoire, rabbi Baronshteyn, signale Berko.
— Vous êtes le bienvenu ici, Aryeh, plus que le bienvenu, articule le rebbè. Oui, j’insiste pour que vous soyez présent. Mais en votre qualité de gabè et de gendre. Pas comme mon avocat. Pour cette affaire, je n’ai pas besoin d’avocat.
— Si vous me permettez, rebbè. Ces hommes sont des inspecteurs de la brigade des homicides. Vous êtes le rebbè verbover. Si vous n’avez pas besoin d’avocat, alors personne n’en a besoin. Or, croyez-moi, tout le monde a besoin d’un avocat.
Baronshteyn sort un bloc de papier jaune de l’intérieur du lutrin, où il conserve sans doute ses fioles de curare et ses colliers d’oreilles humaines coupées. Il dévisse le bouchon d’un stylo à plume.
— Je vais au moins prendre des notes sur un bloc légal, déclare-t-il, pince-sans-rire.