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Le rebbè verbover observe Landsman des profondeurs du bunker de sa chair. Il a des yeux clairs, entre vert et or, rien de comparable aux cailloux abandonnés par des endeuillés sur la gueule funéraire de Baronshteyn. Des yeux paternels qui souffrent, et pardonnent, et connaissent aussi l’amusement. Ils savent ce que Landsman a perdu, ce qu’il a gâché et laissé s’échapper de ses mains à cause de ses doutes, de son manque de foi et de son envie d’être un dur. Ils comprennent le flottement et la rage qui détournent la trajectoire de ses bonnes intentions, ils devinent la passion que Landsman entretient avec la violence, sa folle complaisance à jeter son corps dans les rues pour casser et se faire casser à son tour. Jusqu’à cette minute-ci, Landsman n’avait pas saisi ce à quoi avaient affaire lui et tous les noz du district, les shtarkers russes et les gros malins à la petite semaine, le F.B.I., le fisc et le Bureau de répression des fraudes. Il n’avait jamais compris comment les autres sectes pouvaient tolérer et même accepter la présence de ces gangsters croyants au milieu de leurs chapeaux noirs. On pouvait mener les hommes avec une paire d’yeux pareille, on pouvait les envoyer au bord de l’abysse de son choix.

— Dites-moi pourquoi vous êtes ici, inspecteur Landsman, murmure le rebbè.

Par la porte de l’antichambre retentit le grelottement étouffé d’un téléphone. Il n’y en a pas sur le bureau, ni aucun autre en vue. Le rebbè joue au sémaphore à l’aide d’un demi-sourcil et d’un menu muscle oculaire. Baronshteyn repose son stylo. La sonnerie enfle, puis diminue tandis que le rabbin glisse la missive noire de son corps dans la fente de la porte du bureau. Un instant plus tard, Landsman l’entend répondre. Les mots sont inaudibles, le ton est sec, peut-être même dur. Surprenant Landsman occupé à écouter aux portes, le rebbè intensifie l’action de ses muscles frontaux.

— Très bien, dit Landsman. Voilà, rabbi Shpilman. Il se trouve que je loge au Zamenhof. C’est un hôtel pas fameux, en bas de Max Nordau Street. Hier soir, le gérant a frappé à ma porte pour me demander si je voulais bien descendre jeter un coup d’œil à un autre pensionnaire de l’hôtel. Le gérant s’inquiétait pour son client, il craignait que le Juif ait succombé à une overdose. Aussi avait-il pénétré dans la chambre. Il s’avéra que le malheureux était mort. Il s’était inscrit sous un faux nom et n’avait aucune pièce d’identité sur lui. Mais on a trouvé des indices de ceci et de cela dans sa chambre. Et aujourd’hui mon coéquipier et moi-même avons remonté la piste d’un de ces indices et elle nous a conduits jusqu’ici. À vous. Nous croyons – nous en sommes presque certains – que le défunt était votre fils.

Pendant que Landsman annonce la nouvelle, Baronshteyn revient furtivement dans la pièce. Toute empreinte ou trace d’émotion a été effacée de son visage comme avec un chiffon doux.

— Presque certains, répète avec lassitude le rebbè, le visage inerte à part la lueur de ses yeux. Je vois. Presque certains… des indices de ceci et de cela…

— Nous avons une photo, reprend Landsman.

Une fois de plus, à la manière d’un magicien funèbre, il ressort la photographie du Juif mort du 208, s’apprête à la remettre au rebbè, mais le respect, un élan soudain de compassion arrêtent sa main.

— Peut-être serait-il préférable que je…, commence Baronshteyn.

— Non, le coupe le rebbè.

Shpilman prend la photo des doigts de Landsman et, des deux mains, l’approche très près de son visage, juste dans le champ de son globe oculaire droit. Il n’est que myope, mais son geste a quelque chose de vampirique, comme s’il essayait de tirer une liqueur vitale de la photo avec la bouche de lamproie de son œil. Il l’évalue de haut en bas et de bout en bout. Son expression demeure inchangée. Puis il abaisse la photo sur le fatras de son bureau et fait claquer deux fois sa langue. Baronshteyn s’avance pour regarder la photo mais, d’un geste, le rebbè l’écarte en disant :

— C’est bien lui.

Ses instruments réglés à pleine puissance sur la plus grande ouverture, Landsman se tient prêt à capter la moindre onde de regret ou de satisfaction qui pourrait s’échapper des bizarreries tapies au fond des yeux de Baronshteyn. Et c’est là : un bref arc traçant de particules les illumine. Mais à sa grande surprise, ce que détecte Landsman à cet instant, c’est de la déception. Fugitivement, Aryeh Baronshteyn ressemble à un joueur qui vient de sortir un as de pique et contemple l’éventail des carreaux inutiles dans sa main. Il a une courte expiration, un demi-soupir, et retourne lentement à son lutrin.

— Tué par balle, dit le rebbè.

— Une balle, précise Landsman.

— Par qui, s’il vous plaît ?

— Eh bien, nous ne le savons pas.

— Des témoins ?

— Pas jusqu’ici.

— Un motif ?

Landsman dit non, puis se tourne vers Berko pour confirmation. Ce dernier secoue la tête d’un air sombre.

— Abattu.

Le rebbè secoue à son tour la tête, presque étonné : Que pensez-vous de ça ? Sans changement perceptible dans sa voix ou son attitude, il lance :

— Vous allez bien, inspecteur Shemets ?

— Je ne peux pas me plaindre, rabbi Shpilman.

— Votre femme et vos enfants ? Robustes et en bonne santé ?

— Ils pourraient aller plus mal.

— Deux fils, je crois, dont un en bas âge.

— Exact, comme d’habitude.

Les énormes bajoues tremblent d’approbation ou de satisfaction. Le rebbè marmonne une bénédiction convenue sur la tête des petits garçons de Berko. Puis ses yeux roulent en direction de l’autre policier et, au moment où ceux-ci se rivent sur lui, Landsman éprouve un sentiment de panique. Le rebbè sait tout, il est au courant pour le chromosome mosaïque et le bébé que Landsman a sacrifié afin de garder ses illusions durement gagnées sur la tendance de la vie à tout foirer. Et maintenant il va donner aussi sa bénédiction à Django. Mais le rebbè reste silencieux, et les rouages de l’horloge ancienne verbover égrènent le temps. Berko consulte sa montre-bracelet ; il est l’heure de rentrer retrouver le vin et les bougies. Ses fils bénis, qui pourraient aller plus mal. Ester-Malke, avec la brioche tressée d’un autre enfant cachée quelque part dans son ventre. Lui et Landsman n’ont aucune dispense pour se trouver en ce lieu après le coucher du soleil, à enquêter sur une affaire qui officiellement n’existe plus. La vie de personne n’est en jeu. Il n’y a rien à faire pour sauver aucun d’entre eux, ni les Yids réunis dans ce bureau ni le Yid – pauvre diable – qui les a amenés jusqu’ici.

— Rabbi Shpilman ?

— Oui, inspecteur Landsman ?

— Vous vous sentez bien ?

— Est-ce que je vous parais « bien », inspecteur Landsman ?

— Je viens d’avoir l’honneur de faire votre connaissance, répond prudemment le policier, plus par égard pour la sensibilité de Berko que pour le rabbin ou son bureau. Mais, à dire vrai, vous me paraissez bien.

— D’une manière suspecte ? Cela semble m’incriminer, peut-être ?

— Rebbè, je vous en prie, ce n’est pas le moment de plaisanter, intervient Baronshteyn.

— Sur ce point, répond Landsman, ignorant le porte-parole, je ne saurais me prononcer.

— Mon fils est mort pour moi depuis de nombreuses années, inspecteur. De très nombreuses années. J’ai déchiré mes vêtements, j’ai récité le Kaddish et allumé une bougie pour sa perte il y a longtemps. – Les paroles en elles-mêmes expriment la colère et l’amertume, mais son ton est incroyablement dénué de toute émotion. – Ce que vous avez trouvé à l’hôtel Zamenhof… C’est bien le Zamenhof ?… Ce que vous y avez trouvé, si c’est bien lui, n’était qu’une enveloppe. La graine a été extirpée et gâtée depuis longtemps.