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— Une enveloppe, répète Landsman. Je vois.

Il sait quelle épreuve cela peut être d’avoir engendré un héroïnomane, il a déjà vu ce genre de froideur. Mais il ne digère pas de voir ces Yids déchirer leurs revers et faire shiva pour des enfants vivants. Landsman a l’impression que c’est se moquer à la fois des vivants et des morts.

— Bon, alors, très bien. D’après ce que j’ai appris, continue Landsman, et je ne prétends certainement pas y comprendre quelque chose, votre fils, déjà enfant, montrait certains, enfin, certains signes ou… qu’il pouvait être… Je ne suis pas sûr d’avoir ce droit. Le Tsaddik Ha-Dor, c’est ça ? Si les conditions étaient favorables, si les Juifs de cette génération en étaient dignes, alors il pouvait se révéler être… euh… le Messie.

— C’est ridicule, nu, inspecteur Landsman, ironise le rebbè. L’idée même vous fait sourire.

— Pas du tout. Mais si votre fils était le Messie, je pense que nous sommes tous dans la mouise. Parce que, à l’heure qu’il est, il repose dans un tiroir de la morgue au sous-sol de l’hôpital de Sitka.

— Meyer, intervient Berko.

— Avec tout le respect que je vous dois, ajoute Landsman.

Le rebbè ne répond pas tout de suite. Quand il finit par reprendre la parole, c’est avec une prudence manifeste.

— Rabbi Baal Shem Tov, de glorieuse mémoire, nous a appris qu’à chaque génération naît un homme qui est un Messie potentiel. C’est le Tsaddik Ha-Dor. Aujourd’hui, Mendel. Mendel, Mendel…

Il ferme les yeux. Peut-être est-il submergé par ses souvenirs, peut-être refoule-t-il ses larmes. Il les rouvre. Ses yeux sont secs, mais les souvenirs affluent.

— Petit, Mendel avait une nature remarquable. Je ne parle pas des miracles. Les miracles sont un fardeau pour un tsaddik, aucunement la preuve de son existence. Les miracles ne prouvent quelque chose qu’à ceux dont la foi a peu de prix, monsieur. Quelque chose habitait, oui, habitait Mendel, une flamme. Ce monde est froid et sombre, inspecteurs. Gris, humide… Mendel irradiait lumière et chaleur. On voulait rester près de lui pour réchauffer ses mains, faire fondre les glaçons pendus à sa barbe, bannir les ténèbres le laps d’une ou deux minutes. Mais, en quittant Mendel, on avait toujours chaud, et on avait l’impression qu’un peu plus de lumière, peut-être la valeur d’une bougie, brillait en ce monde. Et à ce moment-là on comprenait que la flamme avait toujours brûlé en nous. C’était ça le miracle. Juste ça… – Il caresse sa barbe en tirant dessus, comme pour essayer de retrouver un détail qui aurait pu lui échapper. – Rien d’autre.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demande Berko.

— Il y a vingt-trois ans, répond sans hésitation le rebbè. Le 20 d’elul. Personne de cette maison ne lui a parlé ni ne l’a revu depuis.

— Pas même sa mère ?

La question les scandalise tous, même Landsman, le Yid qui l’a posée.

— Supposez-vous, inspecteur Landsman, que ma femme essaierait de saper mon autorité eu égard à tel ou tel événement ?

— Je suppose tout, rabbi Shpilman. N’y voyez rien de personnel.

— Êtes-vous venu ici en ayant une idée de l’identité de l’assassin de Mendel ? s’enquiert Baronshteyn.

— En fait…, commence Landsman.

— En fait, répète le rebbè verbover, interrompant Landsman.

Il extrait une feuille de papier du chaos de son bureau : traités, promulgations et interdits, documents confidentiels, rubans de machines à calculer, rapports de surveillance sur les habitudes de personnes suspectes. Une ou deux secondes, il joue du trombone à coulisse pour faire sa mise au point sur le papier. La chair de son bras droit clapote dans l’outre de sa manche de chemise.

— Nos inspecteurs de la brigade des homicides ne sont aucunement censés enquêter sur cette affaire. Me trompé-je ?

Il repose son papier ; Landsman est obligé de se demander comment il a pu voir dans les yeux du rebbè autre chose que vingt mille kilomètres de banquise. Choqué, il sombre dans cette eau glacée. Pour rester à flot, il se cramponne au ballast de son cynisme. L’ordre de classer l’affaire Lasker venait-il tout droit de l’île Verbov ? Shpilman savait-il depuis le début que son fils était mort, assassiné au 208 de l’hôtel Zamenhof ? Avait-il lui-même commandité le meurtre ? Le fonctionnement et la politique de la brigade des homicides du commissariat central de Sitka sont-ils couramment soumis à son inspection ? Ç’auraient être des questions intéressantes à poser si Landsman n’avait eu le cœur au bord des lèvres.

— Qu’a-t-il donc fait ? articule enfin Landsman. Pourquoi exactement était-il déjà mort à vos yeux ? Que savait-il ? Tant que nous y sommes, rebbè, que savez-vous ? Et vous, rabbi Baronshteyn ? Je sais que les gens de votre sorte ont le chic pour s’arranger. J’ignore quel type de combine vous avez pu monter, mais en passant votre belle île en revue, je vois bien, passez-moi l’expression, que vous pesez très lourd.

— Meyer, dit Berko, pour le mettre en garde.

— Ne remettez jamais les pieds ici, Landsman, siffle le rebbè. N’importunez personne de cette maison ou de la population de cette île. Laissez Zimbalist tranquille, et moi aussi laissez-moi tranquille. Si j’apprends que vous avez demandé à un des miens ne serait-ce que du feu pour allumer votre cigarette, je vous aurai, vous et votre plaque. Est-ce clair ?

— Sauf le respect que je vous dois…, commence Landsman.

— Une formule évidemment vide de sens, dans votre cas.

— Quoi qu’il en soit, reprend Landsman en se ressaisissant, si j’encaissais un dollar chaque fois qu’un shtarker souffrant d’un trouble glandulaire essayait de m’intimider sur une affaire, je n’aurais pas besoin de rester assis à écouter les menaces d’un homme qui n’est même pas capable de verser une larme pour le fils qu’il a aidé, j’en suis sûr, à descendre prématurément dans la tombe. Qu’il soit mort il y a vingt-trois ans ou la nuit dernière…

— Je vous en prie, ne me prenez pas pour un voyou de bas étage d’Hirshbeyn Avenue, réplique le rebbè. Je ne vous menace pas.

— Non ? Qu’est-ce que vous faites alors ? Vous me bénissez ?

— Je vous regarde, inspecteur Landsman. Je devine que, à l’instar de mon fils, pauvre créature, vous n’avez peut-être pas été gratifié par le Nom Sacré du plus admirable des pères.

— Rav Heskel ! s’écrie Baronshteyn.

Mais, ignorant son gabè, le rabbin continue à parler avant que Landsman puisse lui demander ce que diable il peut savoir de ce pauvre vieil Isidor.

— Je peux voir qu’à une époque, comme Mendel encore, vous avez peut-être été quelqu’un de bien supérieur à ce que vous êtes aujourd’hui. Vous avez peut-être été un bon shammès, par exemple. Mais je doute que vous ayez jamais rempli les conditions requises pour être un grand sage.

— Bien au contraire, admet Landsman.

— Alors, je vous en prie, croyez-moi quand je vous dis qu’il vous faut trouver une autre activité pour le temps qui vous reste.

À l’intérieur de l’horloge verbover, un antique système de carillons et de marteaux de sonnerie attaque une mélodie, encore plus antique, qui accueille l’épousée de la fin de la semaine en toute demeure et maison de prière juives.

— Nous n’avons plus le temps, dit Baronshteyn. Messieurs…

Les inspecteurs se lèvent, tous se souhaitent les uns aux autres la joie du shabbat. Puis les policiers remettent leurs chapeaux et se tournent vers la porte.

— Nous aurons besoin qu’on reconnaisse le corps, dit Berko.

— À moins que vous ne vouliez que nous l’exposions sur le trottoir, ajoute Landsman.