— Nous vous enverrons quelqu’un demain, déclare le rebbè.
Il pivote sur son fauteuil, leur tournant le dos. Il incline la tête, puis tend les bras pour saisir une paire de cannes suspendues à un crochet sur le mur derrière lui. Les cannes ont des poignées en argent, filetées d’or. Il les plante dans le tapis puis, avec le sifflement asthmatique d’une vieille machinerie, se hisse tant bien que mal debout.
— … après le shabbat.
Baronshteyn les suit dans l’escalier et les raccompagne jusqu’aux Rudashevsky postés à la porte. Au-dessus de leurs têtes, le plancher du bureau émet des crissements affligés. Ils entendent les coups secs et le clapotement de la progression du rebbè. La famille se sera réunie au fond de la maison, attendant qu’il vienne donner à tous sa bénédiction.
Baronshteyn ouvre la porte d’entrée de la maison d’imitation. Shmerl et Yossele entrent dans le vestibule, de la neige plein leurs chapeaux et leurs épaules, de la neige aussi dans leurs yeux d’un gris glaçant. Les frères ou les cousins – ou les frères cousins – forment les sommets d’un triangle avec leur version d’intérieur, un poing à trois doigts de solides Rudashevsky encercle Landsman et Berko.
Baronshteyn projette son visage étroit tout près de celui de Landsman. Celui-ci pince les narines pour échapper à son haleine aux relents de grains de tomate, de tabac et de crème aigre.
— Nous sommes sur une petite île, dit Baronshteyn. Mais on y compte mille endroits où un noz, même un shammès décoré, peut se perdre à jamais. Alors prenez garde, inspecteurs, d’accord ? Et bon shabbat à vous deux !
17.
Regardez Landsman, avec un pan de chemise hors du pantalon, son chapeau feutre poudré de neige incliné vers la gauche, son manteau jeté par-dessus l’épaule qu’il retient d’un pouce. Il se cramponne à un ticket de cafétéria bleu ciel comme à la poignée qui lui permet de rester debout. Ses joues ont bien besoin d’un coup de rasoir, son dos le tue. Pour des raisons qui lui échappent – ou peut-être sans aucune raison –, il n’a pas bu une goutte d’alcool depuis neuf heures trente ce matin. Planté dans le désert chromé et carrelé de la Polar-Shtern Kafeteria, un vendredi soir à neuf heures, pendant que fait rage une tempête de neige, il est le Juif le plus seul du district de Sitka. Il sent une force sombre et irrésistible se mouvoir dans ses entrailles, une centaine de tonnes de vase noire à flanc de colline qui rassemble ses jupes avant de se mettre à glisser. L’idée de nourriture, serait-ce d’un lingot doré de gâteau aux nouilles, le fleuron de la Polar-Shtern Kafeteria, lui donne la nausée. Mais il n’a rien avalé de la journée.
En réalité, Landsman sait qu’il n’est pas, et de loin, le Juif le plus seul du district de Sitka. Il se méprise de se complaire dans cet état d’âme. La coloration apitoyée de ses pensées est bien la preuve qu’il descend en spirale toujours plus bas vers la bonde d’évacuation. Pour résister à cette force de Coriolis, Landsman s’appuie sur trois techniques. La première est le travail, mais aujourd’hui le travail est officiellement une mascarade. La deuxième est l’alcool, qui rapproche le moment de la chute, la rend plus brutale et raccourcit sa durée, mais aide le buveur à s’en contrefoutre. La troisième est de casser la croûte. Il apporte donc son plateau et son ticket bleu à la grosse Litvak derrière son comptoir de verre, avec sa résille, ses gants de polyéthylène et sa cuillère métallique, et les lui flanque sous le nez.
— Les blintsès au fromage, s’il vous plaît, dit-il, n’ayant aucune envie de blintsès au fromage et ne se donnant même pas la peine de vérifier si celles-ci figurent bien au menu de ce soir. Comment allez-vous, madame Nemintziner ?
Mrs Nemintziner glisse trois petites crêpes sur une assiette blanche ornée d’une bande bleue. Afin d’agrémenter le repas du soir des âmes esseulées de Sitka, elle a préparé plusieurs douzaines de tranches de reinette macérée au vinaigre sur des feuilles de laitue. Elle décore le dîner de Landsman d’un de ces petits bouquets. Puis elle poinçonne son ticket et lui lance son assiette.
— Comment devrais-je aller, d’après vous ? réplique-t-elle.
Landsman avoue être dépassé par la réponse à cette question. Chargé de son plateau de blintsès au fromage blanc, il passe à l’urne à café et se sert la valeur d’une grande tasse. Il tend son ticket poinçonné et son argent à la caissière, puis déambule dans le terrain vague de la salle à manger, dépassant deux de ses rivaux prétendant au titre du Juif le plus seul. Il se dirige vers sa table de prédilection, derrière la devanture de l’établissement, d’où il peut garder un œil sur la rue. À la table voisine, quelqu’un a laissé une assiette quasi intacte de corned-beef garni de pommes de terre bouillies et un verre à moitié vide de ce qui lui paraît être du soda à la cerise. Ce repas abandonné et la boule maculée de la serviette en papier emplissent Landsman d’une légère appréhension nauséeuse. Mais voilà sa table. Le fait est qu’un noz aime bien pouvoir garder un œil sur la rue. Landsman s’assied, pique sa serviette dans son encolure, découpe une blintsè au fromage et en fourre un morceau dans sa bouche. Il mastique, il avale, c’est bien mon petit.
Un de ses rivaux de la Polar-Shtern de ce soir est un parieur bas de gamme du nom de Penguin Simkovitz qui a dilapidé une grosse somme d’argent propriété d’un autre quelques années auparavant et a été si bien corrigé par des shtarkers que son cerveau et sa facilité d’élocution en ont gardé des séquelles. L’autre Yid, qui s’active au-dessus d’une assiette de harengs à la crème, est inconnu de Landsman. Mais un pansement adhésif ocre dissimule son orbite gauche. Le verre gauche de ses lunettes a d’ailleurs disparu. Ses cheveux se réduisent à trois plaques grises duveteuses sur le devant de son crâne. Il s’est coupé la joue en se rasant. Quand l’homme se met à pleurer silencieusement dans son assiette de harengs, Landsman en renverse son roi.
Juste à ce moment-là, il aperçoit Buchbinder, cet archéologue de l’illusion. Dentiste de son état, grâce à son savoir-faire avec les pinces et les gouttières de cire, il s’était abandonné, après ses heures de travail et à la manière classique des représentants de sa profession, à une forme de folie miniaturiste telle que la création de bijoux ou la parqueterie de maisons de poupée. Mais alors, ainsi qu’il arrive parfois aux dentistes, Buchbinder s’était laissé un peu emporter. La plus ancienne, la plus profonde folie des Juifs s’était emparée de lui. Il avait commencé par fabriquer des reproductions de l’orfèvrerie et des tenues utilisées par les anciens cohanim, les grands prêtres de Yahvé. D’abord en modèle réduit, mais assez vite grandeur nature. Vases à sang, fourchettes à petit bétail, pelles à cendres, tout ce qui est indiqué dans le Lévitique pour les antiques holocaustes sacrés de Jérusalem. Il avait même ouvert un musée, peut-être celui-ci est-il toujours là, à l’extrémité défraîchie d’Ibn Ezra Street. Une devanture dans l’immeuble où Buchbinder arrachait les dents des Juifs interlopes. En vitrine, une copie en carton du temple de Salomon, enfouie sous une tempête de poussière et ornée de chérubins et de mouches mortes. Les lieux ont été pas mal vandalisés par les junkies du quartier. On recevait souvent un appel quand on faisait sa ronde dans l’Untershtot ; en arrivant là-bas sur le coup de trois heures du matin, on trouvait Buchbinder en pleurs au milieu de ses vitrines cassées, un étron surnageant dans l’encensoir en airain du grand prêtre.
En voyant Landsman, les yeux de Buchbinder s’étrécissent sous l’effet de la suspicion ou de la myopie. Il sort des toilettes pour hommes et retourne à son assiette de corned-beef et à son soda à la cerise, tripotant les boutons de sa braguette avec l’air absent de quelqu’un qui est absorbé par des déductions sur le monde aussi bouleversantes que vaines. Buchbinder est un homme corpulent, un Allemand, enveloppé dans un cardigan à manches raglan et une large ceinture de tricot. Entre l’arrondi de sa bedaine et sa ceinture subsistent des traces d’un conflit passé, mais un accord semble avoir été atteint. Pantalon de tweed, une paire de chaussures de randonnée aux pieds. Les cheveux et la barbe d’un blond foncé strié de gris et d’argent. Une petite pince métallique maintient une yarmulka en tapisserie sur l’arrière de sa tête. Il décoche un sourire en direction de Landsman à la façon d’un homme qui laisse tomber un quarter dans la sébile d’un infirme, pêche un volume imprimé petit dans la poche de son cardigan et se remet à manger. Il se balance d’avant en arrière en lisant et mastiquant.