— Vous avez toujours votre musée, docteur ? demande Landsman.
Buchbinder lève les yeux, ahuri, tentant de remettre cet inconnu agaçant avec ses blintsès.
— Landsman, commissariat central de Sitka. Vous vous souvenez peut-être, je…
— Oh, oui ! répond-il avec un petit sourire. Comment ça va ? Nous sommes un institut, pas un musée, mais ce n’est pas grave.
— Excusez-moi.
— Il n’y a pas de mal, dit l’autre, son yiddish souple renforcé du fil dur de l’accent allemand auquel lui et ses congénères yekkès s’accrochent obstinément encore soixante ans après. C’est une erreur courante.
Ce ne peut pas être si courant que ça, songe Landsman, mais il dit à la place :
— Vous êtes toujours en haut d’Ibn Ezra ?
— Non, répond le Dr Buchbinder, essuyant un filet de moutarde brune sur ses lèvres avec sa serviette en papier. Non, monsieur, j’ai fermé. Officiellement et à titre définitif.
Son ton est grandiloquent, pour ne pas dire extatique, ce que Landsman trouve étrange étant donné la teneur de sa déclaration.
— Un quartier difficile, suggère Landsman.
— Oh ! j’avais affaire à des animaux, abonde Buchbinder avec la même gaieté. Je ne peux pas vous dire combien de fois ils m’ont brisé le cœur. – Il enfourne une dernière fourchette de corned-beef dans sa bouche et la soumet à l’action adaptée de ses dents. – Mais je doute qu’ils m’importunent à mon nouvel emplacement.
— Et où ça se trouve ?
Buchbinder sourit, se tamponne la barbe, puis se rejette en arrière de la table. Il lève un sourcil, gardant la surprise pour lui un instant de plus.
— Où donc sinon à Jérusalem ? énonce-t-il enfin.
— Waouh ! dit Landsman, le visage le plus sérieux possible.
Sans avoir jamais lu les prescriptions officielles pour l’accès des Juifs à Jérusalem, il est bien certain que l’obligation de ne pas être un fou de religion, un fanatique, se trouve en tête de la liste.
— Jérusalem, hein ? Ça fait loin.
— Oui, comme vous dites.
— L’Institut en bloc ?
— L’ensemble de mon activité.
— Vous connaissez quelqu’un là-bas ?
Il y a encore des Juifs qui vivent à Jérusalem, comme il y en a toujours eu. Quelques-uns. Ils étaient là bien avant que les sionistes eussent commencé à débarquer, leurs malles bourrées de dictionnaires d’hébreu, de manuels d’agriculture et d’ennuis en veux-tu en voilà pour tout le monde.
— Pas vraiment, répond Buchbinder. À part… eh bien… – Il marque un silence et baisse la voix : … le Messie.
— Eh bien, c’est un bon début, dit Landsman. J’entends dire qu’il est bien entouré là-bas.
Buchbinder incline la tête, inaccessible dans le sanctuaire givré de son rêve.
— L’Institut en bloc, répète-t-il, avant de remettre son livre dans la poche de son cardigan et de s’emmitoufler, lui et son cardigan, dans un vieil anorak bleu. Bonsoir, Landsman.
— Bonsoir, docteur Buchbinder. Dites au Messie un mot en ma faveur.
— Oh ! ce n’est pas nécessaire, répond-il.
— Ce n’est pas nécessaire ou c’est inutile ?
Brusquement, les yeux pétillants prennent les reflets d’acier d’un miroir de dentiste. Ils sondent la condition de Landsman avec les lumières que donnent vingt-cinq ans de recherche inlassable de points faibles et de débuts de caries. L’espace d’un instant, Landsman doute de la folie de son interlocuteur.
— Ça dépend de vous, répond Buchbinder. Non ?
18.
Au moment où Buchbinder se propulse hors de la Polar-Shtern, il s’arrête pour tenir la porte à un parka orange vif poussé par une bourrasque de neige oblique. Bina porte en bandoulière sa grande besace en vachette, d’où dépasse une liasse de documents surlignés de jaune, agrafés, maintenus par des trombones et hérissés de marque-pages de couleur. Elle rabat en arrière la capuche de son parka. Elle a relevé ses cheveux de devant avec des épingles, les laissant se débrouiller tout seuls sur sa nuque. Leur coloris a une teinte nostalgique que Landsman se souvient n’avoir observée qu’en un seul autre endroit dans sa vie, et c’était au fond des sillons du premier potiron qu’il ait contemplé jusqu’ici, une grosse bête d’un orange rouge foncé. Elle tend son sac à la dame des tickets. Dès qu’elle aura franchi le tourniquet en direction des piles de plateaux de la cafétéria, Landsman entrera directement dans son champ de vision.
Immédiatement, Landsman prend la mûre décision de feindre de ne pas l’avoir vue. Par la vitre, il scrute Khalyastre Street. Il estime à près de quinze centimètres l’épaisseur de la nouvelle couche de neige. Trois suites distinctes de traces de pas serpentent en s’enchevêtrant, les bords de chaque empreinte s’effaçant à mesure que celle-ci se remplit de neige fraîche. En face, des affichettes collées aux vitrines condamnées de Krasny’s Tobacco & Stationery annoncent la prestation au Vorsht, la veille, du guitariste qui s’était fait dépouiller de ses bagues et de son fric dans les toilettes. Du poteau téléphonique au coin de la rue, une orgie de fils part dans toutes les directions, tissant le plan des murs et des entrées de ce grand ghetto imaginaire des Juifs. Involontairement, l’esprit de shammès de Landsman enregistre les détails de la scène. Mais ses pensées conscientes se concentrent sur l’instant où Bina l’apercevra assis là, seul à sa table, en train de mastiquer une blintsè, et prononcera son nom.
Cet instant prend son temps pour advenir. Landsman risque un second coup d’œil. Lui tournant le dos, Bina a déjà son dîner sur un plateau et attend sa monnaie. Elle l’a vu, elle a dû le voir. C’est alors que la grande fissure s’ouvre en suintant, que le versant de colline cède et qu’un mur de boue noire dégringole. Landsman et Bina ont été mariés douze ans, plus cinq ans de concubinage. Chacun a été le premier amour de l’autre, son premier traître, son premier refuge, son premier colocataire, son premier public, la première personne vers qui se tourner quand quelque chose – même leur mariage – n’allait pas bien. Pendant la moitié de leur existence, ils ont mêlé leurs histoires, leurs corps, phobies, théories, recettes, bibliothèques, collections de disques. Ils ont connu des disputes spectaculaires, se sont bouffé le nez, jeté des choses à la tête, donné des coups de pied, roulés par terre en s’arrachant des poignées de cheveux, mains lestes, crachats qui volent, bris de vaisselle. Le lendemain, il arborait les lunes rouges des ongles de Bina sur ses joues et dans la chair de sa poitrine, et elle portait ses empreintes de doigts violacées en brassard. Pendant quelque chose comme sept ans de leur vie commune, ils ont forniqué presque tous les jours. Furieux, amoureux, malades, bien dans leur peau, glacés, brûlants, à moitié endormis. Ils se la sont donnée sur toutes sortes de lits, de banquettes et de coussins. Sur des futons, des draps de bain, de vieux rideaux de douche, à l’arrière d’un pick-up, derrière un conteneur à déchets, en haut d’un château d’eau, dans un vestiaire à un banquet des Bras d’Esaü. Ils se sont même envoyés en l’air – une fois – sur le champignon géant de la salle de repos.