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Après que Bina eut débarqué des stupéfiants, ils avaient travaillé dans la même équipe de la criminelle pendant quatre ans d’affilée. Landsman avait fonctionné en tandem avec Zelly Noybriker, puis avec Berko ; Bina, de son côté, avait hérité du pauvre vieux Morris Handler. Mais, un jour, le même ange sournois qui avait d’abord rapproché Bina et Landsman organisa un concours de blessures de Morris Handler et de dates de congés qui les réunit une seule et unique fois dans l’affaire Grinshteyn. Ensemble, ils supportèrent cette fatalité de la foirade, foirant quotidiennement pendant des heures, foirant dans leur lit la nuit, foirant dans les rues de Sitka. L’assassinat de la jeune Ariela, les Grinshteyn père et mère brisés, laids, dévastés, se détestant mutuellement autant qu’ils détestaient le trou auquel ils se raccrochaient, Bina et lui avaient partagé ça aussi. Et puis il y avait eu Django, qui avait tiré forme et force de la foirade de l’affaire Grinshteyn, de ce trou en forme de petite fille potelée. Bina et Landsman étaient intimement emmêlés, une paire de chromosomes tressés avec un vice caché. Et maintenant ? Maintenant ils feignent tous les deux de ne pas se voir et détournent le regard.

Landsman détourne le regard.

Les traces de pas dans la neige sont devenues aussi évanescentes que celles d’un ange. De l’autre côté de la rue, un petit homme avance courbé contre le blizzard, tirant derrière lui une lourde valise devant les vitrines condamnées de Krasny’s. Les larges bords blancs de son chapeau battent telles les ailes d’un oiseau. Landsman suit les progrès d’Élie le Prophète dans la tempête de neige en planifiant sa propre mort. C’est la quatrième stratégie qu’il a mise au point pour se remonter le moral quand il va à vau-l’eau. Mais, bien sûr, il doit veiller à ne pas en rajouter.

Landsman, fils et petit-fils de suicidés côté paternel, a vu des êtres humains se supprimer de toutes les manières possibles, de la plus inepte à la plus efficace. Il sait ce qu’il faut faire et ne pas faire. Saut du haut d’un pont et défenestration depuis une chambre d’hôtel : pittoresques mais aléatoires. Chute dans l’escalier : peu fiable, décision impulsive, trop proche d’un décès accidentel. S’ouvrir les poignets avec ou sans la variation courante mais superflue de la baignoire : méthode plus difficile qu’on ne croit, teintée d’un goût efféminé pour le théâtre. Éviscération rituelle au moyen d’un sabre de samouraï : un défi qui ne demande qu’une seconde, mais sentirait l’affectation chez un Yid. Si Landsman n’en a jamais vu personnellement, il a connu un noz qui prétendait le contraire. Le grand-père de Landsman s’est jeté sous les roues d’un tramway à Łódź, ce qui prouvait une détermination qu’il a toujours admirée. Son père a avalé trente cachets de Nembutal dosé à 100 mg qu’il a fait descendre avec un verre de vodka au cumin, un choix à conseiller. Ajoutez un sac en plastique sur la tête, assez large et dépourvu de trous, et vous obtenez un procédé propre, tranquille et fiable.

Mais quand il envisage de se tuer, Landsman se plaît à utiliser une arme de poing, comme Melekh Gaystick, le champion du monde. Son propre Model 39 à canon scié est un sholem plus que suffisant pour cette tâche. Si on sait où placer le canon (juste à l’intérieur de l’angle du menton) et comment orienter son tir (à 20 degrés de la verticale, vers le cerveau reptilien), c’est rapide et très sûr. Salissant mais, allez savoir pourquoi, Landsman n’a pas le moindre scrupule à laisser des saletés derrière lui.

— Depuis quand aimes-tu les blintsès ?

Il sursaute au son de sa voix. Son genou heurte le pied de table. Du café éclabousse la vitre dans un jet digne d’un abcès percé.

— Hé, chef ! s’écrie-t-il en anglo-américain.

Landsman cherche à tâtons une serviette en papier, mais il n’en a pris qu’une au distributeur voisin des plateaux. Du café dégouline partout. Il tire au hasard des bouts de papier de la poche de son veston et éponge la flaque grandissante.

— La place est libre ?

D’une main, elle tient son plateau en équilibre et, de l’autre, repousse sa besace archipleine. Elle arbore une expression particulière qu’il lui connaît bien. Les sourcils levés, une promesse de sourire. C’est le visage qu’elle a avant de pénétrer dans une salle de bal d’hôtel pour se mélanger avec une bande de policiers de sexe masculin, ou au moment d’entrer dans une épicerie du Harkavy en portant une jupe au-dessus du genou. C’est un visage qui dit : « Je ne cherche pas d’ennuis, je passe juste acheter un paquet de chewing-gums. » Elle laisse tomber son sac et s’assied avant qu’il ait le temps de répondre.

— Je t’en prie, murmure-t-il, tirant son assiette vers lui pour faire de la place.

Bina lui tend d’autres serviettes en papier et il nettoie l’inondation, puis dépose le tapon de papier trempé sur une table voisine.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai pris ça. Tu as raison. Des blintsès au fromage, fè !

Bina déplie une serviette abritant un couteau, une fourchette et une cuillère. Elle prend deux assiettes sur son plateau et les pose côte à côte : une portion de salade au thon sur un des lits de laitue de Mrs Nemintziner et un carré caramélisé de gâteau aux nouilles. Elle plonge la main dans son fourre-tout bourré à craquer et en sort une petite boîte en plastique au couvercle à charnière, laquelle contient une petite boîte à pilules ronde avec un couvercle à vis d’où elle extrait une pilule de vitamine, une autre d’huile de poisson et le cachet d’enzyme qui permet à son estomac de digérer le lait. Dans sa boîte en plastique à charnière, elle garde aussi des sachets de sel, de poivre, de raifort et des lingettes, une bouteille de sauce Tabasco de poupée, des pilules de chlore pour traiter l’eau potable, des chewing-gums Pepto-Bismol et Dieu sait quoi d’autre. Si on va au concert, Bina a une lorgnette. Et si on a besoin de s’asseoir sur l’herbe, elle déplie une serviette de bain. Des pièges à souris, un tire-bouchon, des bougies et des allumettes, une muselière, un canif, une petite bombe aérosol de fréon, une loupe… Landsman a vu sortir de tout de cette vachette bien rembourrée.

Il suffit de voir des Juifs comme Bina Gelbfish, songe Landsman, pour expliquer la propagation et la persistance de la race. Des Juifs qui transportent leur maison dans un vieux sac en vachette, à dos de chameau, dans la bulle d’air coincée au centre de leur cerveau. Des Juifs qui retombent sur leurs pieds, touchent sol en courant, surmontent les vicissitudes et tirent le meilleur avantage de ce qui leur tombe sous la main, d’Égypte à Babylone, de Minsk Gubernya au district de Sitka. Berko a raison : Bina s’épanouirait dans n’importe quel district du monde. Une simple redéfinition des frontières, un changement de gouvernement, ces choses ne pourront jamais déconcerter une Juive pourvue d’une bonne provision de lingettes dans sa besace.

— Salade au thon, constate Landsman, se rappelant qu’elle avait arrêté de manger du thon en apprenant qu’elle était enceinte de Django.

— Ouais, j’essaie d’ingérer autant de mercure que je peux, ironise Bina, lisant dans ses pensées.

Après avoir avalé le cachet d’enzyme, elle ajoute :

— Le mercure est en quelque sorte mon truc, maintenant.

Landsman agite un pouce en direction de Mrs Nemintziner, toujours prête avec sa cuillère.

— Tu devrais commander le thermomètre au four.

— Oui, réplique-t-elle, mais ils n’ont que le spécial rectal.