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— T’as vu Penguin ?

— Penguin Simkowitz ? Où ça ?

Elle regarde autour d’elle, en tournant le buste. Landsman en profite pour jeter un coup d’œil dans son corsage. Il entrevoit l’arrondi semé de taches de rousseur de son sein gauche, la bordure de dentelle de son soutien-gorge, la tache sombre de son mamelon contre le bonnet. Il brûle du désir de glisser la main dans son chemisier, de palper son sein, de grimper dans ce creux douillet et de s’y blottir pour s’endormir. Quand elle se retourne vers lui, Bina le surprend dans son rêve de décolleté. Landsman sent le feu lui monter aux joues.

— Oh ! souffle-t-elle.

— Comment s’est passée ta journée ? demande Landsman comme si c’était la question la plus naturelle du monde.

— Concluons un marché, propose-t-elle d’une voix devenue glaciale, en boutonnant le col de son chemisier. Et si nous restions assis à cette table, toi et moi, pour dîner ensemble sans dire un mot de ma putain de journée ? Qu’en dis-tu, Meyer ?

— Ça me paraît très bien.

Elle avale une cuillerée de sa salade au thon. Il aperçoit l’éclat de la couronne d’or de sa prémolaire et se remémore le jour où elle était rentrée avec, grisée au protoxyde d’azote ; elle l’avait invité à fourrer sa langue dans sa bouche pour voir l’effet que ça faisait. Après cet avant-goût, Bina passe aux choses sérieuses ; elle enfourne dix ou onze bouchées de plus, mastiquant et avalant avec une forme d’abandon. Ses narines palpitent de gourmandise. Ses yeux sont rivés sur les rapports liant son assiette à sa cuillère. Une fille dotée d’un bon appétit, ç’avait été la première appréciation attestée de sa mère sur Bina Gelbfish voilà vingt ans. Comme la plupart des compliments maternels, celui-ci était transformable en insulte si besoin était. Mais Landsman n’a confiance qu’en une femme qui mange comme un homme. Une fois qu’il ne reste plus qu’une trace de mayonnaise sur sa feuille de laitue, Bina s’essuie la bouche avec sa serviette et pousse un profond soupir de satiété.

— Nu, de quoi devrions-nous parler, alors ? Pas de ta journée non plus.

— Certainement pas.

— Qu’est-ce qu’il reste ?

— Dans mon cas, avoue Landsman, pas grand-chose.

— Certaines choses ne changent jamais.

Elle écarte l’assiette vide et prépare le gâteau aux nouilles à son funeste sort. De la voir faire de l’œil à ce kugel le rend plus heureux qu’il ne l’a jamais été depuis des années.

— J’aime toujours parler de ma voiture, lance-t-il.

— Tu sais bien que les poèmes d’amour ne m’intéressent pas.

— Surtout ne parlons pas de la rétrocession.

— D’accord. Et je ne veux pas non plus entendre parler des poulets parlants ou de kreplekh ayant la forme de la tête de Maïmonide, ni de n’importe quelle autre merde de miracle !

Il se demande comment Bina réagirait à l’histoire que Zimbalist leur a racontée aujourd’hui sur l’homme qui repose dans un tiroir du sous-sol de l’hôpital de Sitka.

— Stipulons : absolument rien sur les Yids, acquiesce Landsman.

— C’est stipulé, Meyer, j’en ai jusque-là des Yids.

— Ni sur l’Alaska.

— Mon Dieu, non !

— Ni sur la politique. Rien non plus sur la Russie, ou la Mandchourie, ou l’Allemagne, ou les Arabes.

— J’en ai aussi jusque-là des Arabes.

— Et le gâteau aux nouilles, alors ? dit Landsman.

— Suprême. Seulement, je t’en prie, Meyer, mange un peu, ça me fait mal au cœur de te regarder. Mon Dieu, tu es si maigre ! Tiens, il faut que tu le goûtes. Je ne connais pas leur secret, on m’a dit qu’ils mettaient un zeste de gingembre. Permets-moi de te dire que, là-haut à Yakobi, un bon kugel est quelque chose qui fait rêver !

Elle lui coupe un morceau de gâteau aux nouilles puis, avec sa fourchette, s’apprête à le lui enfoncer droit dans la bouche. À la vue du kugel venant vers lui, une espèce de main glacée étreint le ventre de Landsman. La fourchette s’arrête au milieu de sa trajectoire. Bina laisse tomber le bout de nouilles et de crème renversée constellé de raisins secs dans l’assiette de son ex-mari, à côté des blintsès encore intactes.

— Je t’assure, tu devrais y goûter, insiste-t-elle, en avalant deux bouchées avant de reposer sa fourchette. C’est tout ce qu’il y a à dire sur le gâteau aux nouilles, j’imagine.

Landsman boit son café à petites gorgées. Bina avale le reste de ses pilules avec un verre d’eau.

— Nu, dit-elle.

— Alors d’accord, dit Landsman.

S’il la laisse partir, il ne se pelotonnera jamais plus dans le creux de ses seins, il ne dormira jamais plus sans l’aide d’une poignée de Nembutal ou les bons offices de son M 39 à canon scié.

Bina repousse sa chaise et enfile son parka. Elle remet la boîte en plastique dans son sac en cuir, puis accroche celui-ci à son épaule avec un gémissement.

— Bonsoir, Meyer.

— Où es-tu descendue ?

— Chez mes parents, répond-elle du ton qu’on peut prendre pour prononcer une condamnation à mort sur la planète.

— Oy vey !

— Parlons-en ! Seulement jusqu’à ce que je trouve un logement. De toute façon, ça ne peut pas être pire que l’hôtel Zamenhof.

Elle remonte la fermeture Éclair de son manteau, puis reste plantée quelques longues secondes à le soumettre à son inspection de shammès. Son regard n’est pas aussi exhaustif que celui de Landsman – des détails lui échappent parfois –, mais ce qu’elle voit, elle est capable de le relier rapidement dans son esprit à ce qu’elle sait des hommes et des femmes, des meurtriers et de leurs victimes. Elle peut les structurer avec assurance en scénarios qui tiennent la route et ont du sens. Bina résout moins des affaires qu’elle ne raconte leur histoire.

— Mais regarde-toi, on dirait une maison en ruine.

— Je sais, répond Landsman, sentant sa poitrine se serrer.

— On m’avait dit que tu allais mal, mais je croyais que c’était juste pour me remonter le moral.

Il rit et s’essuie la joue de la manche de son veston.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle.

De l’ongle du pouce et de l’index, elle extrait délicatement un chiffon de papier maculé de café du tas de serviettes déposé par Landsman sur la table voisine. Il tend la main, mais Bina est trop rapide pour lui, elle l’a toujours été. Elle détache le papier en question du reste et l’étale bien à plat.

— Cinq grandes vérités et cinq gros mensonges sur le hassidisme verbover, lit-elle, ses sourcils se rapprochant au-dessus de l’arête de son nez. Tu penses à devenir un chapeau noir pour m’embêter ?

Il ne riposte pas assez vite, et elle déduit ce qu’il y a à déduire de son visage et de son silence, et de ce qu’elle sait déjà de lui. C’est-à-dire grosso modo tout.

— Que mijotes-tu, Meyer ? ajoute-t-elle, paraissant tout à coup aussi lasse et exténuée que lui. Non, peu importe. Merde ! je suis trop fatiguée.

Elle froisse de nouveau la brochure verbover et la lui jette à la tête.

— On avait dit qu’on n’allait pas en parler, proteste Landsman.

— Oui, enfin, on a dit un tas de choses, réplique-t-elle. Toi et moi…

Elle pivote à demi, raffermissant sa prise sur la bandoulière du sac qui contient toute sa vie.

— Je veux te voir demain dans mon bureau.

— Mmm. Très bien, répond Landsman. Sauf que je sors juste d’un service de douze jours.

Cette information, bien qu’exacte, laisse apparemment Bina de marbre. Elle aurait pu tout aussi bien ne pas l’avoir entendue ou il aurait pu ne pas parler une langue indo-européenne.

— Je te verrai demain, acquiesce-t-il. À moins que je ne me fasse sauter le caisson cette nuit…