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— Alors comment se passe ta matinée, inspecteur ?

— Je n’aime pas attendre, riposte-t-elle. Et surtout je n’aime pas t’attendre.

— Tu n’as peut-être pas entendu, réplique Landsman. J’arrête.

— C’est drôle, mais le fait que tu répètes cette idiotie entre toutes n’arrange pas beaucoup mon humeur.

— Je ne peux pas travailler pour toi, Bina, allons ! Cette situation est délirante. C’est exactement le genre de dinguerie que j’attendais des services en ce moment. Si les choses vont aussi mal, si on en arrive là, alors n’y pense plus. J’en ai ma claque de tout ce jusqu’au-boutisme. Alors, nu, j’arrête. Pourquoi as-tu besoin de moi ? Classe toutes nos affaires. Ouvertes, refermées. Qui s’en soucie ? C’est juste une bande de Yids crevés, de toute façon.

— Je me suis replongée dans notre pile, dit-elle, pendant qu’il note à part lui qu’après toutes ces années elle a gardé son incroyable faculté à l’ignorer, lui et ses crises de noirceur. Dans aucune d’elles, je n’ai vu quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un lien avec les verbovers. – Elle plonge la main dans son porte-documents et en sort un paquet de Broadway, le secoue pour faire glisser une cigarette qu’elle porte à ses lèvres, puis prononce les dix mots suivants d’un ton dégagé que Landsman juge immédiatement suspect : Sauf peut-être le junkie que tu as trouvé en bas…

— Tu as mis celle-là au placard, réplique Landsman avec la fourberie accomplie du policier. Tu as aussi recommencé à fumer ?

— Tabac, mercure… – Elle balaie de ses yeux une mèche de cheveux, allume sa cigarette, rejette la fumée. – Jusqu’au-boutisme.

— Passe-m’en une.

Elle lui tend les Broadway et il se rassied, s’enroulant pudiquement dans une toge de draps de lit. Elle le contemple dans toute sa splendeur en allumant une seconde cigarette, remarque les poils gris autour de ses mamelons, le progrès des poignées d’amour à sa taille, ses genoux osseux.

— Tu as dormi avec tes chaussettes et tes sous-vêtements, constate-t-elle. C’est toujours mauvais signe chez toi.

— Je crois que j’ai le cafard, dit-il, je crois que je l’ai eu la nuit dernière.

— La nuit dernière ?

— L’an dernier, alors ?

Elle regarde autour d’elle en quête de quelque chose qui puisse servir de cendrier.

— Hier, vous êtes allés sur l’île Verbov, Berko et toi, pour fouiner sur cette affaire Lasker ? demande-t-elle.

Il ne sert vraiment à rien de lui mentir. Mais Landsman désobéit aux ordres depuis bien trop longtemps pour se mettre à dire la vérité maintenant.

— Tu n’as pas reçu d’appel ?

— Un appel ? De l’île Verbov ? Un samedi matin ? Qui va m’appeler un samedi matin ? – Ses yeux s’étrécissent et se plissent. – Et qu’est-ce qu’on doit me dire si ça arrive ?

— Excuse-moi, dit Landsman. Excuse-moi, je ne peux plus tenir.

Il se lève, vêtu de ses seuls sous-vêtements et de son drap qui pend à moitié. À pas feutrés, il contourne le lit escamotable pour gagner le minuscule cabinet de toilette : lavabo, miroir d’acier et pomme de douche. Il n’y a pas de rideau, juste une bonde au milieu du sol. Il referme la porte et urine un long moment avec un plaisir réel. Posant la papiros brûlante sur le bord du réservoir de la chasse d’eau, il s’astique la figure à l’aide de la savonnette et d’un gant de toilette. Un peignoir de laine blanc, à motif indien de rayures rouges, vertes, jaunes et noires, est pendu à une patère fixée à la porte du cabinet. Il l’attache autour de lui. Il reporte la papiros à sa bouche et se regarde dans le rectangle éraflé d’acier poli qui est monté au-dessus du lavabo. Ce qu’il voit ne lui apporte aucune surprise ou profondeur inconnue. Il tire la chasse d’eau puis retourne dans la chambre.

— Bina, commence-t-il, je ne connaissais pas cet homme. Le destin l’a jeté en travers de mon chemin. J’ai eu l’occasion de le connaître, j’imagine, mais je ne l’ai pas saisie. Si cet homme et moi avions fait connaissance, nous aurions pu devenir potes. Ce n’est pas sûr. Il avait son truc avec l’héroïne, et ça lui suffisait probablement. En général, c’est le cas. Mais savoir si je le connaissais ou non, ou si nous aurions pu vieillir ensemble en nous tenant la main sur une banquette de la réception, la question n’est pas là. Quelqu’un est entré dans cet hôtel, mon hôtel, et a tiré une balle dans la nuque de ce pauvre diable pendant qu’il était parti au pays des rêves. Et ça m’embête. Mets de côté toutes les objections d’ordre général que, au fil des ans, j’ai pu formuler au concept sous-jacent d’homicide. Oublie le bien et le mal, la loi et l’ordre, les procédures policières, la politique du département, la rétrocession, les Juifs et les Indiens. Cette taule est ma maison. Pendant les deux prochains mois ou le temps que ça prendra, je loge ici. Tous ces malheureux qui paient un loyer pour un lit escamotable et une plaque d’acier scellée dans le mur de leur cabinet de toilette, ce sont les miens désormais pour le meilleur et pour le pire. Honnêtement, je ne peux pas dire que je les aime beaucoup. Certains d’entre eux sont très bien, la plupart sont moches. Mais que je sois damné si je vais laisser quelqu’un entrer ici pour leur tirer une balle dans la tête !

Bina a préparé deux tasses de café instantané. Elle en tend une à Landsman.

— Noir et sucré, dit-elle. C’est ça ?

— Bina.

— Tu fais cavalier seul. Le drapeau noir flotte toujours. Tu te fais coincer, tu es dans la merde, les Rudashevsky te brisent les genoux, je ne suis au courant de rien. – Elle se dirige vers son sac et en sort un classeur accordéon bourré de chemises qu’elle pose sur la table vernie. – Les conclusions médico-légales sont seulement partielles. Shpringer les a laissées en suspens, en quelque sorte. Sang et cheveux, empreintes cachées. Pas grand-chose. L’analyse balistique n’est pas encore rentrée.

— Bina, merci. Bina, écoute, ce gars, il ne s’appelle pas Lasker. Ce gars…

Elle pose une main sur ses lèvres, elle qui ne l’a pas touché en trois ans. Il serait probablement exagéré de dire qu’il sent les ténèbres se dissiper au contact de ses extrémités de doigts sur sa bouche. Mais celles-ci frémissent et de la lumière s’épanche par les interstices.

— Je ne suis au courant de rien, répète-t-elle, retirant sa main.

Elle boit une gorgée de son café instantané et fait la grimace.

— Fè !

Elle pose sa tasse, récupère son sac puis gagne la sortie, s’immobilise et regarde par-dessus son épaule Landsman planté à la même place, dans le peignoir qu’elle lui a acheté pour son trente-cinquième anniversaire.

— Tu as du cran, déclare-t-elle. Je n’arrive pas à croire que toi et Berko soyez allés là-bas.

— Il fallait bien lui annoncer que son fils était mort.

— Son fils !

— Mendel Shpilman, le fils unique du rebbè.

Bina ouvre la bouche avant de la refermer, moins étonnée que concernée, plantant ses petites dents de terrier dans l’information pour en ronger la sanglante articulation. Landsman peut voir qu’elle aime la manière dont celle-ci cède sous la prise aiguisée de sa mâchoire. Mais ses yeux trahissent une lassitude qu’il reconnaît. Bina ne perdra jamais son appétit d’inspecteur pour la vie des autres, pense-t-il, son envie de se creuser la tête pour remonter de l’explosion finale de violence jusqu’à la toute première erreur. Mais il arrive qu’un shammès se fatigue de cette faim.

— Et qu’a dit le rebbè ?

Elle lâche la poignée de porte avec une expression sincère d’intérêt.