— Il a paru un peu amer.
— A-t-il eu l’air surpris ?
— Pas spécialement, mais j’ignore ce que ça veut dire. Je présume que le gosse descendait la pente depuis longtemps. Est-ce que je crois que Shpilman aurait mis une balle à son propre fils ? En théorie, oui. C’est deux fois plus vrai de Baronshteyn.
Le sac de Bina tombe lourdement à terre comme un corps. Elle se redresse et remue son épaule en petits cercles douloureux. Il pourrait proposer de la masser, mais la sagesse le retient.
— Je suppose que je dois m’attendre à un coup de téléphone de Baronshteyn, dit-elle. Dès que trois étoiles poindront dans le ciel.
— Eh bien, je n’écouterais que d’une oreille quand il essaiera de te dire combien il est démoli par la disparition de Mendel Shpilman du paysage. Tout le monde aime que le fils prodigue revienne, sauf le gars qui dort dans son pyjama.
Landsman avale une gorgée de café. Terriblement amer et sucré, le café.
— Le fils prodigue !
— Il était une sorte d’enfant surdoué. Aux échecs, en Torah, en langues. J’ai appris aujourd’hui qu’il avait guéri une femme du cancer, non que j’y croie vraiment, mais… Je pense qu’il circulait pas mal d’histoires sur lui dans le monde des chapeaux noirs. Par exemple, qu’il pouvait être le Tsaddik Ha-Dor… Tu sais ce que c’est ?
— En quelque sorte, oui. En tout cas, je connais le sens du mot, répond Bina, dont le père, Guryeh Gelbfish, est un homme éduqué, au sens traditionnel du mot, qui a dispensé en pure perte une certaine partie de son éducation à son enfant unique, une fille : l’homme juste de cette génération.
— On raconte que ces mecs, les tsaddiks, apparaissent pour remplir leur mission, à raison d’un par génération, depuis les deux derniers millénaires, d’accord ? Ils font le pied de grue, attendent que le moment soit le bon, ou que le monde soit le bon, ou encore, d’après certains, que le moment soit épouvantable et le monde le plus épouvantable possible. Nous en connaissons quelques-uns. La plupart ont gardé profil bas. L’idée, c’est que le Tsaddik Ha-Dor pourrait être n’importe qui, je pense…
— « Objet de mépris et rebut de l’humanité, ajoute ou plutôt récite Bina, homme de douleurs et connu de la souffrance… »
— C’est ce que je dis, acquiesce Landsman. N’importe qui, un vagabond, un lettré, un junkie… Même un shammès !
— Je pense que c’est possible, dit Bina.
Elle retourne la chose dans son esprit, le chemin qui mène d’un petit prodige verbover faiseur de miracles à un junkie assassiné dans un hôtel minable de Max Nordau Street. L’histoire tient d’une façon qui semble l’attrister.
— En tout cas, je suis contente que ce ne soit pas moi.
— Tu ne veux plus racheter le monde ?
— Je voulais racheter le monde ?
— Je crois que oui.
Elle considère cette possibilité en se frottant l’aile du nez d’un doigt, tâchant de se souvenir :
— Je crois que j’ai dépassé ça, dit-elle enfin.
Mais Landsman ne marche pas. Bina veut toujours racheter le monde, seulement elle s’est contentée de laisser rétrécir de plus en plus le monde qu’elle s’efforçait de racheter jusqu’à ce que, à un moment donné, il puisse entrer dans la casquette d’un policier désespéré.
— Pour moi, maintenant, c’est poulets parlants et compagnie.
Elle devait probablement faire sa sortie sur cette sentence, mais elle attend encore quinze secondes de temps non racheté, adossée à la porte, à regarder Landsman jouer avec les bouts effrangés de la ceinture de son peignoir.
— Que vas-tu raconter à Baronshteyn quand il appellera ? s’enquiert Landsman.
— Que tu étais absolument sans excuse, et que je vais m’assurer que tu passes en commission de discipline. Je serai peut-être obligée de te retirer ton insigne. J’essaierai d’empêcher ça, mais avec la venue de ce shoymer des pompes funèbres – Spade, maudit soit-il ! – je n’ai pas beaucoup de marge de manœuvre.
— O.K., tu m’auras prévenu. Je suis prévenu.
— Que vas-tu faire, alors ?
— Dans l’immédiat ? Dans l’immédiat, je vais contacter la mère. Shpilman a dit que personne n’avait de nouvelles de Mendel, ni ne lui avait parlé. Mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai tendance à ne pas le croire sur parole.
— Batsheva Shpilman. Le contact sera rude, commente Bina. Surtout pour un homme.
— Exact, concède Landsman avec des marques de nostalgie.
— Non, dit Bina. Non, Meyer. N’y pense plus. Tu fais cavalier seul.
— Elle assistera aux obsèques. Tout ce que tu auras à faire c’est…
— Tout ce que j’aurai à faire, le reprend Bina, c’est de rester à l’écart des shoymers, de faire gaffe à mes fesses et de passer les deux mois qui suivent sans me griller.
— Je serais heureux de faire gaffe à tes fesses pour toi, réplique Landsman en souvenir du bon vieux temps.
— Habille-toi, dit Bina. Et si tu te facilitais la vie ? Nettoie cette merde. Regarde-moi ce dépotoir. Je n’arrive pas à croire que tu vis comme ça. Mon Dieu, tu n’as pas honte ?
Autrefois, Bina Gelbfish croyait en Meyer Landsman. Ou elle croyait, dès l’instant où elle l’avait rencontré, que leur rencontre avait un sens, qu’une intention était décelable derrière leur mariage. Ils étaient entrelacés comme une paire de chromosomes, bien sûr qu’ils l’étaient, mais alors que Landsman ne voyait dans cet entrelacement qu’un emmêlement, un enchevêtrement fortuit de destins, Bina y voyait la main du Maître des Nœuds. Quant à la foi de Bina, Landsman la payait de retour par sa foi dans le néant.
— Seulement quand je te vois, avoue Landsman.
20.
Landsman mendie une demi-douzaine de papiros au gérant du week-end, Krankheit, puis tue une heure à griller trois d’entre elles pendant que les rapports sur le cadavre du 208 livrent leurs pitoyables décomptes de protéines, de taches de gras et de poussière. Ainsi que l’a dit Bina, aucun élément nouveau ne s’en dégage. Le tueur semble avoir été un professionnel, un shloser de métier, qui n’a laissé aucune trace de son passage. Les empreintes digitales du mort correspondent officiellement à celles d’un certain Menachem-Mendel Shpilman, arrêté sept fois pour usage de stupéfiants au cours des dix dernières années et sous diverses fausses identités, dont Wilhelm Steinitz, Aron Nimzovitch et Richard Réti. Ça, mais pas davantage, c’est clair.
Landsman envisage de se faire monter une bière, mais prend une douche brûlante à la place. L’alcool l’a planté, l’idée de manger lui retourne le cœur et, regardons les choses en face, s’il devait vraiment se flinguer, il serait déjà passé à l’acte depuis longtemps. Donc, d’accord, le travail, c’est de la blague ; il reste le travail. Et c’est là le véritable contenu du classeur accordéon que lui a apporté Bina, le message qu’elle lui adresse par-delà la ligne de démarcation entre la politique de l’administration, la séparation conjugale et l’orientation de leurs carrières dans des directions opposées : « Accroche-toi. »
Landsman dégage son dernier costume propre de son enveloppe de plastique, se rase le menton, lustre son feutre rond avec sa brosse à chapeau. Il n’est pas de service aujourd’hui, mais service ne veut plus rien dire. Aujourd’hui ne veut rien dire non plus, et rien veut tout dire sauf un costume propre, trois nouvelles Broadway, le martèlement de la gueule de bois juste derrière les yeux, le bruissement des poils sur le feutre ambré de son couvre-chef. Et, d’accord, une possible trace dans sa chambre d’hôtel de l’odeur de Bina, du col acide de son chemisier, de son savon à la verveine et de la senteur de marjolaine de ses aisselles. Il descend par l’ascenseur, en ayant l’impression d’avoir fui l’ombre envahissante d’un piano tombant du ciel, une espèce de sonorité métallique jazzy dans les oreilles. Tel un scrupule qui pèse sur une mauvaise conscience, le nœud de sa cravate vert et or en reps presse son pouce contre son larynx, lui rappelant qu’il est vivant. Son chapeau est aussi luisant qu’un phoque.