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Max Nordau Street n’a pas été déneigée ; les équipes des ponts et chaussées de Sitka, réduites à des effectifs squelettiques, concentrent leurs efforts sur les grandes artères et la route nationale. Après avoir récupéré ses caoutchoucs dans le coffre, Landsman laisse la Super Sport chez son garagiste. Puis il se fraie prudemment un chemin entre des congères de trente centimètres de haut jusqu’au Mabuhay Donuts de Monastir Street.

Le beignet ou shtekèlè chinois à la philippine est la grande contribution du district de Sitka à la gourmandise mondiale. Sous sa forme actuelle, on n’en trouve pas aux Philippines. Aucun bec fin chinois ne reconnaîtrait le produit de ses poêles à frire natales. Tel le dieu des orages Yahvé de Sumer, le shtekèlè n’a pas été inventé par les Juifs, mais le monde n’arborerait ni Dieu ni shtekèlè sans les Juifs et leurs désirs. Une panatela de pâte frite, ni tout à fait sucrée ni tout à fait salée, roulée dans du sucre, croustillante, mais moelleuse à l’intérieur et criblée de petites bulles d’air. On trempe la chose dans sa tasse en carton de thé au lait et on ferme les yeux : pendant dix bonnes secondes, on a la sensation d’entrevoir la possibilité d’une vie meilleure.

Le maître caché du beignet chinois à la philippine est Benito Taganes, propriétaire et roi des bacs bouillonnants du Mabuhay. Sombre, exigu et invisible de la rue, le Mabuhay reste ouvert toute la nuit. Il vide les bars et les cafés après l’heure de leur fermeture, attire les méchants et les coupables le long de son comptoir en Formica ébréché, vibre des bavardages de criminels, de policiers, de shtarkers et de shlémils, de putains et d’oiseaux de nuit. Encouragée par les applaudissements nourris des poêles à frire, le vrombissement des ventilateurs et le caisson de basses qui braille les kundimans, les chansons sentimentales de l’enfance manillaise de Benito, la clientèle prend des libertés avec ses secrets. Une vapeur dorée d’huile casher flotte dans les airs, défiant les sens. Qui pourrait surprendre une conversation, les oreilles pleines de Kosherfry et des jérémiades de Diomedes Maturan ? Mais Benito Taganes, lui, entend tout et s’en souvient. Benito pourrait vous dessiner l’arbre généalogique d’Alexeï Lebed, le chef de la plèbe russe, sauf que, à la place des grands-parents et des nièces, on y trouverait des clochards, des assassins et des comptes bancaires offshore. Il pourrait vous chanter un kundiman évoquant des épouses restées fidèles à leurs maris emprisonnés ou des époux qui font de la taule parce que leurs femmes les ont donnés pour quatre sous. Il sait qui conserve la tête de Furry Markov dans son garage, ou quel inspecteur de la brigade des stups est appointé par Anatoly Moskowitz, alias la Bête féroce. Seulement personne ne sait qu’il ne connaît que Meyer Landsman.

— Un beignet, reb Taganes, lance Landsman quand il entre en venant de la ruelle, tapant des pieds pour détacher la croûte de neige de ses caoutchoucs.

Ce samedi après-midi à Sitka est aussi mort qu’un messie raté dans son linceul de neige. Il n’y a pas un chat sur les trottoirs, presque pas de voitures dans les rues. Mais ici, à l’intérieur du Mabuhay Donuts, trois ou quatre S.D.F., âmes en peine et ivrognes entre deux cuites, sont accoudés au comptoir de résine étincelant, suçotant le thé de leur shtekèlè et échafaudant leurs prochaines grosses bêtises.

— Un seul ? dit Benito, un homme lourd et trapu, au teint de la couleur du thé au lait qu’il sert dans son établissement, les joues grêlées comme une paire de lunes sombres.

Bien que ses cheveux soient encore noirs, il a soixante-dix ans passés. Jeune, il était champion poids plume de Luzon ; à cause de ses doigts épais et des salamis tatoués de ses avant-bras, on le prend pour un client coriace, ce qui sert les intérêts de son commerce. Ses grands yeux caramel le trahissent, aussi garde-t-il les paupières baissées. Pour gérer un shtinker, il faut parfois savoir deviner un cœur tendre sous des airs de dur.

— On dirait que vous devriez en manger deux, peut-être trois, inspecteur.

D’un coup de coude, Benito écarte le neveu ou le cousin qu’il a préposé aux paniers de friture et charme un serpent de pâte crue pour le faire descendre dans l’huile. Quelques minutes plus tard, Landsman tient un petit paquet de papier paradisiaque dans la main.

— J’ai l’information que tu cherchais sur la fille de la sœur d’Olivia, marmonne Landsman autour d’une bouchée brûlante et sucrée.

Benito remplit une tasse de thé pour Landsman, puis incline la tête en direction de la ruelle. Il enfile son anorak et tous deux sortent. Benito décroche un jeu de clés de sa boucle de ceinture, ouvre une porte blindée deux entrées plus loin. C’est là que Benito loge sa maîtresse, Olivia, dans trois petites pièces impeccables où régnent un portrait de Marlène Dietrich par Andy Warhol et une odeur amère de vitamines et de gardénia flétri. Olivia n’est pas là. Ces derniers temps, elle a multiplié les séjours à l’hôpital, une mort à épisodes, avec un peu de suspense à la fin de chacun d’eux. Benito fait signe à Landsman de s’asseoir dans un fauteuil de cuir rouge passepoilé de blanc. Bien sûr, Landsman n’a aucune information sur les filles des sœurs d’Olivia. Olivia n’est pas non plus une vraie dame, mais Landsman est aussi le seul à être au courant de la double vie de Benito Taganes, le roi du beignet. Il y a bien des années, un violeur en série du nom de Kohn s’était attaqué à Miss Olivia Ladameo et avait découvert son secret. Cette nuit-là, la seconde grosse surprise de Kohn avait été l’apparition imprévue de l’agent de police Landsman. Après ce qu’avait fait Landsman à son visage, le mamzer avait gardé un défaut d’élocution pour le restant de ses jours. Aussi est-ce un mélange de honte et de gratitude, et non l’argent, qui inspire le flot des confidences de Benito vers l’homme qui a sauvé Olivia.

— Tu as entendu quelque chose sur le fils de Heskel Shpilman ? demande Landsman, posant les beignets et la tasse de thé. Un gosse appelé Mendel ?

Benito est toujours debout, les mains jointes derrière le dos, comme un petit garçon appelé au tableau pour réciter un poème.

— Au cours des ans, oui. Une chose ou deux. Un junkie, non ?

Landsman arque un sourcil broussailleux d’un demi-centimètre. On ne répond pas aux questions d’un shtinker, surtout pas aux questions rhétoriques.

— Mendel Shpilman, se décide Benito. Je l’ai peut-être vu quelquefois dans les parages. Drôle de garçon. Il parlait un peu tagalog, chantait un peu chanson philippine. Qu’est-ce qu’il est arrivé ? Lui pas mort ?

Landsman reste silencieux, mais il aime bien Benny Taganes ; le bousculer lui paraît toujours un brin injurieux. Pour rompre le silence, il reprend son shtekèlè et en avale un morceau. Le beignet est encore chaud, il a un goût de vanille et la croûte craque légèrement sous la dent comme la couche de caramel d’une crème renversée. Benito suit le trajet de son œuvre jusque dans la bouche de Landsman avec la froideur experte d’un chef d’orchestre auditionnant un flûtiste.

— Que c’est bon, Benny !

— Ne m’insulte pas, inspecteur, je t’en supplie.

— Excuse-moi.

— Je sais qu’il est bon.

— Le meilleur qui soit.

— Rien dans ta vie ne s’en approche.

Cette affirmation est si vraie que Landsman sent les larmes lui brûler les yeux ; pour masquer sa sentimentalité, il mange un autre beignet.