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— Quelqu’un recherchait le Yid, reprend Benito dans son yiddish à la fois fruste et courant. Deux, trois mois de ça. Ils étaient deux.

— Tu les as vus ?

Benito hausse les épaules. Sa tactique et ses activités, les cousins, les neveux et le réseau de sous-shtinkers qu’il emploie demeurent un mystère pour Landsman.

— Oui, quelqu’un les a vus, répond-il. Peut-être moi…

— C’étaient des chapeaux noirs ?

Benito médite la question un long moment ; Landsman voit bien qu’elle le dérange d’une manière on ne sait pourquoi scientifique, presque jouissive. Le Philippin secoue lentement, fermement, la tête.

— Pas de chapeaux noirs, non, dit-il. Des barbes noires.

— Des barbes ? Tu veux dire quoi ? C’étaient des religieux ?

— Petites yarmulkas, barbes soignées, des jeunes gens.

— Des Russes ? Un accent ?

— Si j’ai entendu parler de ces jeunes gens, celui qui m’a informé a pas mentionné d’accent. Si je les ai vus moi, alors je suis désolé, je me souviens pas. Hé, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu notes pas ça, inspecteur ?

Au début de leur collaboration, Landsman feignait de prendre les informations de Benito très au sérieux. Aujourd’hui il tire son carnet de sa poche et griffonne une ligne ou deux juste pour faire plaisir au roi du beignet. Il ne sait pas quoi penser de ces deux ou trois jeunes Juifs soignés, religieux, mais qui ne sont pas des chapeaux noirs.

— Et ils ont demandé quoi exactement, s’il te plaît ?

— Où il était, des renseignements…

— Et ils ont eu ce qu’ils voulaient ?

— Pas au Mabuhay Donuts, pas de Taganes.

Le shoyfer de Benito sonne ; il l’ouvre d’un coup sec et l’applique contre son oreille. Toute la dureté s’efface des plis de sa bouche. Douce, débordante d’émotion, sa physionomie s’accorde désormais avec ses yeux. Il jacasse tendrement en tagalog. Landsman reconnaît le meuglement de son nom de famille.

— Comment va Olivia ? demande Landsman pendant que Benito referme son portable et remet une louche de plâtre froid dans le moule de son visage.

— Elle peut rien manger, dit Benito. Plus de shtekèlè.

— C’est dommage.

Ils en ont fini. Landsman se lève, glisse son carnet dans la poche de son veston et avale son dernier bout de beignet. Il se sent plus fort et plus heureux qu’il ne l’a été durant des semaines ou peut-être des mois. Il y a quelque chose dans la mort de Mendel Shpilman, un fil conducteur à ne pas lâcher, et ça lui secoue les puces. Ou alors c’est le beignet. Ils se dirigent vers la porte, mais Benito pose soudain une main sur le bras de Landsman.

— Pourquoi me demandes-tu pas autre chose, inspecteur ?

— Qu’est-ce que tu voudrais que je te demande ?

— Landsman fronce les sourcils, puis avance une question d’un air de doute : Tu as entendu quelque chose aujourd’hui peut-être ? Quelque chose venant de l’île Verbov ?

Sans être tout à fait inconcevable, il est difficile d’imaginer que le bruit du mécontentement verbover provoqué par la visite de Landsman au rebbè soit déjà revenu aux oreilles de Benito.

— L’île Verbov ? Non, autre chose. Tu enquêtes toujours sur les Zilberblat ?

Viktor Zilberblat est l’une des onze mémorables affaires que Landsman et Berko sont censés tirer au clair. Zilberblat a été poignardé à mort en mars dernier, devant la taverne Hofbrau du Nachtasyl, l’ancien quartier allemand, à quelques blocs de là. Le couteau était petit et émoussé, et ce meurtre avait un côté amateur.

— Quelqu’un a vu rôder le frère, Rafi, poursuit Benito Taganes.

Personne n’avait regretté Viktor, surtout pas son frère, Rafaël. Viktor avait maltraité Rafaël, il l’avait escroqué, humilié, et lui avait pris son argent et sa femme. Après la mort de Viktor, Rafaël avait quitté la ville pour on ne savait où. Les indices d’un lien entre Rafaël et l’arme du crime n’étaient pas probants. D’après deux témoins plus ou moins fiables, il se trouvait à soixante-dix kilomètres du lieu du crime deux heures avant et après l’heure probable du meurtre de son frère. Mais Rafi Zilberblat a un casier judiciaire long et répétitif, et il ferait bien l’affaire, se dit Landsman, étant donné l’abaissement du niveau d’élucidation imposé par la nouvelle politique.

— Rôder où ? demande Landsman.

L’information lui fait l’effet d’une gorgée de café noir bouillant. Il se sent se lover autour de la liberté de Rafaël Zilberblat avec la force d’un serpent de cinquante kilos.

— Ce magasin Big Mâcher, à Granité Creek, il est fermé aujourd’hui. Quelqu’un l’a vu entrer et sortir discrètement, portant des choses, une bouteille de propane… Il vit peut-être dans le local vide…

— Merci, Benny, dit Landsman. Je vais aller y faire un tour.

Landsman se prépare à se glisser hors de l’appartement. Benito le retient par la manche. D’une main paternelle, il lisse le col du pardessus de son visiteur, en chasse les miettes de sucre à la cannelle.

— Ta femme, reprend-il. Elle est revenue ?

— Dans toute sa gloire.

— Une gentille dame. Benny la salue.

— Je lui dirai de passer.

— Non, tu dis rien. – Benito a un grand sourire. – Maintenant elle est ton chef.

— Elle a toujours été mon chef, réplique Landsman. Simplement maintenant c’est officiel.

Le sourire disparaît en tremblant, et Landsman détourne le regard du spectacle des yeux malheureux de Benito Taganes. La femme de Benito est une petite personne muette et diaphane, mais dans sa jeunesse Miss Olivia se comportait comme si elle était le chef de la moitié du monde.

— C’est mieux pour toi, dit Benito. Tu as besoin.

21.

Landsman accroche un chargeur supplémentaire à sa ceinture, puis se rend en voiture à l’extrémité nord de l’île, laissant derrière lui Halibut Point, où la cité crachote et où l’eau barre la terre à la façon d’un bras de policier. Juste à la sortie de l’Ickes Highway, l’épave d’un centre commercial marque la fin du rêve de la Sitka juive. Le peuplement du moindre espace d’ici à Yakobi par les Juifs du monde entier s’est arrêté sur ce parking. Il n’y avait plus de statut permanent, donc plus d’afflux de chair fraîche juive en provenance des carrefours dangereux et des passages sombres de la Diaspora. Les projets d’ensembles immobiliers privés sont restés des lignes sur du papier bleu au fond d’un tiroir métallique.

La succursale Big Mâcher de Granité Creek a fermé il y a près de deux ans. Ses portes sont condamnées par des chaînes ; sur sa façade aveugle, où le nom du magasin était autrefois écrit en caractères yiddish et romains, on ne voit plus qu’une série de trous énigmatiques : des points de domino, un alphabet braille du fiasco.

Landsman laisse sa voiture devant le terre-plein central et traverse à pied le désert gelé géant du parking en direction de la porte principale. Ici, la neige n’est pas aussi profonde que dans les rues de la ville au centre de l’île. Le ciel est dégagé et gris pâle, tigré de gris plus foncé. Landsman respire fort en approchant des portes de verre, aux poignées menottées d’une longueur de chaîne gainée de caoutchouc bleu. Il s’imagine qu’il va frapper à ces portes en brandissant sa plaque de policier, vibrant comme un champ de force, et que ce lévrier furtif, Rafi Zilberblat, va sortir penaud et les yeux papillotants dans cette journée éblouissante de neige.

Une grosse mouche bourdonnante noircit les airs à hauteur de l’oreille droite de Landsman, la première balle. Il sait que c’en est une juste en l’entendant, ou même en se souvenant l’avoir entendue : une détonation assourdie suivie d’un bruit de verre cassé. À cet instant, il se jette dans la neige, s’aplatit par terre, où le deuxième projectile trouve sa nuque et la lui met en feu à la façon d’une traînée d’essence embrasée par une allumette. Landsman dégaine son sholem, mais il a une toile d’araignée dans la tête ou sur la figure et il sent le regret le paralyser. Son plan n’en était pas un, et il a déjà mal tourné. Il n’a aucun soutien. Personne ne sait où il est, à part Benito Taganes avec son regard de miel et son silence quasi universel. Landsman va mourir dans un parking désolé, en marge du monde. Il ferme les yeux, les rouvre ; la toile d’araignée s’est épaissie, étincelant d’une sorte de rosée. Des bruits de pas dans la neige, ils sont plusieurs. Landsman lève son arme et vise à travers les fils scintillants de ce qui cloche dans sa cervelle. Il tire.