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Un cri de douleur féminin se fait entendre, suivi d’un hoquet, et puis la dame souhaite à Landsman un cancer des testicules. De la neige obstrue les oreilles de ce dernier, fond dans le col de son manteau et le long de son cou. Quelqu’un lui arrache le pistolet des mains, puis tente de le traîner par les pieds. Une haleine qui sent le pop-corn. Le bandeau plaqué sur les yeux de Landsman s’effiloche au moment où il se remet tant bien que mal debout. Il entrevoit le museau moustachu de Rafi Zilberblat et, devant les portes du Big Mâcher, une grosse blonde oxygénée étalée sur le dos, dont la vie gicle des entrailles pour se transformer en neige rouge fumante. Et deux pétards, dont l’un, dans la main de Zilberblat, braqué sur la tête de Landsman. Face au reflet de l’automatique, la toile des regrets et des jérémiades du policier se dissipe. Les relents de pop-corn qui s’échappent du magasin à l’abandon modifient sa perception de l’odeur du sang et en font ressortir le côté sucré. Landsman baisse la tête, lâche son Smith & Wesson.

Zilberblat tirait si fort sur le pistolet que, lorsque Landsman desserre sa prise, son adversaire part à la renverse dans la neige. Landsman se hisse à quatre pattes sur Zilberblat. La tête vide de pensées, il est à présent tout action. Il dégage son sholem et le retourne, le monde entier appuie sur la détente de tous ses fusils. Une corne de sang sort du haut du crâne de Zilberblat. Les toiles d’araignée bouchent maintenant les oreilles de Landsman, qui n’entend plus que son souffle dans sa gorge et les pulsations de son pouls.

Le laps d’un instant, un étrange sentiment de paix s’ouvre comme un parapluie à l’intérieur de lui, alors qu’il est encore à califourchon sur l’homme qu’il vient de tuer, les genoux brûlants dans la neige. Il a la présence d’esprit de savoir que cette sérénité n’est pas nécessairement de bon augure. Puis les doutes commencent à s’agglutiner à la prise de conscience des dégâts qu’il a faits, badauds rassemblés autour d’un candidat au saut de la mort. Landsman se relève en titubant. Il voit le sang sur son pardessus, des lambeaux de cervelle, une dent.

Deux corps sans vie dans la neige. Les relents de pop-corn, une odeur de pieds sucrée le submergent.

Pendant qu’il est occupé à vider tripes et boyaux, un autre individu s’aventure hors du Big Mâcher. Un jeune homme à face de rat, l’allure bondissante. Landsman a l’intelligence de le classer chez les Zilberblat. Ce Zilberblat-ci a les bras levés et un air hagard. Ses mains sont vides. Mais dès qu’il repère Landsman en sang et en train de vomir à quatre pattes, il renonce à son projet de se rendre. Il ramasse l’automatique tombé à terre près du cadavre de son frère. Landsman se relève en tanguant, la traînée de feu sur sa nuque s’enflamme. Il sent le sol se dérober sous ses pieds, puis les ténèbres s’épaississent dans un rugissement.

Après sa mort, il se réveille à plat ventre dans la neige, mais ne sent pas le froid sur sa joue. Le violent bourdonnement de ses oreilles s’est évanoui. Landsman fait le dos rond pour retrouver la position assise. Le sang qui coule de sa nuque a semé des rhododendrons dans la neige. L’homme et la femme qu’il a abattus n’ont pas bougé, mais il n’y a plus trace du jeune Zilberblat qui l’a tué ou non d’une balle. Grâce à un éclair de lucidité et au soupçon croissant qu’il a oublié de mourir, Landsman se palpe de haut en bas. Sa montre, son portefeuille, ses clés de voiture, son téléphone portable, son arme et sa plaque ont disparu. Il cherche des yeux sa voiture qu’il a garée loin, au bord de la route d’accès. En voyant que sa Super Sport a elle aussi disparu, il sait qu’il est encore vivant parce que seule la vie réserve des surprises aussi amères.

— Encore un salaud de Zilberblat ! murmure-t-il. Et ils sont tous comme ça…

Il a froid. Il envisage alors de se réfugier à l’intérieur du Big Mâcher, mais la puanteur de pop-corn le retient. Il se détourne des portes béantes et reporte les yeux sur les contreforts et, au-delà, sur les montagnes noires d’arbres. Puis il s’assied. Au bout d’un moment, il se rallonge. La neige est douillette et confortable, avec une odeur de poussière froide ; il referme les yeux et s’endort, replié dans son joli petit trou noir du mur du Zamenhof. Pour la première fois de sa vie, il ne se sent pas le moins du monde claustrophobe.

22.

Landsman tient contre lui un bébé de sexe masculin. Le bébé crie, sans raison grave. Ses vagissements serrent agréablement le cœur du policier. Il se sent soulagé de découvrir qu’il a un bel enfant qui embaume les gaufres et le savon. Il presse ses petons dans une main, évalue le poids du gros père qu’il tient dans les bras, à la fois négligeable et énorme. Il se tourne vers Bina pour lui annoncer la bonne nouvelle : tout ça était une erreur. Voici leur petit garçon. Mais il n’y a pas de Bina à qui l’annoncer, juste le souvenir de l’odeur de la pluie dans ses cheveux. Là-dessus il se réveille et s’aperçoit que le bébé en pleurs est Pinky Shemets, qu’on est en train de changer ou qui émet une protestation contre une chose ou une autre. Landsman cligne des yeux, et le monde fait intrusion sous la forme d’un revêtement mural en batik ; il se sent évidé par la perte de son fils comme si c’était la première fois.

Landsman occupe le lit de Berko et d’Ester-Malke, couché sur le côté face au mur, avec son paysage de lin teint représentant des jardins balinais et leurs oiseaux sauvages. Quelqu’un l’a déshabillé, lui laissant son caleçon. Il s’assied. La peau de sa nuque le picote, puis une corde de douleur se tend. Landsman palpe l’emplacement de sa blessure. Ses doigts tombent sur un pansement, un rectangle fripé de gaze et de sparadrap. Tout autour, un drôle de carré de cuir chevelu rasé. Des souvenirs s’empilent alors les uns sur les autres avec le claquement des photographies du lieu du crime fraîchement sorties de l’appareil macabre du Dr Shpringer. Un technicien facétieux des services des urgences, une radio, une injection de morphine, l’apparition d’un tampon imbibé de Bétadine. Avant ça, la lumière d’un réverbère zébrant le plafond en vinyle blanc d’une ambulance. Et avant ça, avant le transport en ambulance. La neige fondue violette. La vapeur émise par des entrailles humaines répandues sur le sol. Un frelon contre son oreille. Un geyser rouge sortant du front de Rafi Zilberblat, un message chiffré composé de trous sur une surface de plâtre vierge. Landsman refoule le souvenir de ce qui s’est passé sur le parking du Big Mâcher, si brutalement qu’il revit en rêve l’angoisse de la perte de Django Landsman.

— Pauvre de moi, murmure Landsman en s’essuyant les yeux.

Il donnerait une glande, un organe mineur pour une papiros.

La porte de la chambre s’ouvre ; Berko entre, portant un paquet de Broadway presque entier.

— T’ai-je déjà dit que je t’aime ? lance Landsman, sachant fort bien que non.

— Tu ne me l’as jamais dit, Dieu merci ! répond Berko. Je les ai trouvées chez la voisine, la mère Fried. J’ai invoqué une saisie de la police.