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— Deux morts, sous les balles de ton arme. Pas de témoin, à part un gosse qui n’a pas vu ce qui s’est passé. C’est automatique. Suspension avec traitement, en attendant le rapport d’enquête.

— Ils me tiraient dessus. J’avais un tuyau fiable, je me suis avancé l’arme au holster, discret comme une souris. Et puis ils ont commencé à me canarder…

— Et, bien sûr, tu auras l’occasion de donner ta version. Dans l’intervalle, je vais conserver ta plaque et ton arme dans le joli sac en plastique rose zippé Hello Kitty où les trimbalait Willy Zilberblat, O.K. ? Et toi, tu n’as qu’à essayer de te rétablir, d’accord ?

— Cette affaire peut prendre des semaines pour se décanter, objecte Landsman. Le temps que je sois réintégré, il n’y aura peut-être plus de commissariat central à Sitka. La suspension ne se justifie pas ici, et tu le sais. Vu les circonstances, tu peux me garder en activité pendant que l’enquête suit son cours et continuer à gérer cette affaire complètement dans les règles.

— Il y a règles et règles, rétorque Bina.

— Ne sois pas énigmatique, proteste-t-il avant de s’écrier en anglo-américain : Putain, où veux-tu en venir ?

Pendant deux longues secondes Bina ne répond pas.

— J’ai eu un appel de l’inspecteur principal Vayngartner, avoue-t-elle. Hier soir, peu après la tombée de la nuit.

— Je vois.

— Il me dit qu’il vient de recevoir un appel, sur son téléphone personnel, exactement. Et j’ai l’impression que son honorable correspondant était un tantinet contrarié par certains comportements que l’inspecteur Meyer Landsman a pu afficher dans son voisinage vendredi soir. Créant du désordre sur la voie publique, manquant de respect envers les autochtones, agissant sans mandat ni autorisation…

— Et Vayngartner a répondu quoi ?

— Il a dit que tu étais un bon inspecteur, mais que tu étais connu pour avoir des problèmes.

Voilà la phrase qui peut te servir d’épitaphe, Landsman !

— Alors qu’as-tu répondu à Vayngartner quand il t’a appelée pour plomber ton samedi soir ? demande-t-il.

— Mon samedi soir ? Mon samedi soir est pareil à un burrito passé au micro-ondes. Difficile de plomber quelque chose qui commence si mal ! En l’occurrence, j’ai expliqué à l’inspecteur-chef Vayngartner que tu venais de te faire tirer dessus.

— Et qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit qu’à la lumière de ces éléments nouveaux, il se verrait peut-être contraint de reconsidérer d’anciennes convictions athées. Et que je devais mettre tout en œuvre pour m’assurer de ton confort et que, dans l’avenir immédiat, tu te reposes. Voilà donc ce à quoi je m’emploie. Tu es suspendu jusqu’à nouvel ordre, avec maintien de ton traitement.

— Bina, Bina, s’il te plaît. Tu sais comment je suis…

— Oui, je sais.

— Si je ne peux pas travailler… Tu ne peux pas…

— Il le faut. – La température de sa voix chute si brutalement que des cristaux de glace tintent au bout de la ligne. – Tu sais que je n’ai pas le choix dans une situation pareille.

— Tu veux dire quand des gangsters tirent les ficelles pour empêcher une enquête sur un homicide de progresser ? C’est de ce genre de situation que tu parles ?

— Moi j’obéis à l’inspecteur principal, explique Bina comme si elle parlait à un âne, sachant fort bien qu’il n’y a rien que Landsman ne haïsse davantage que d’être pris pour un imbécile. Et toi tu m’obéis.

— Je regrette que tu aies appelé mon portable, dit Landsman au bout d’un moment. Il aurait mieux valu que tu me laisses crever.

— Ne sois pas si mélodramatique, ironise Bina. Oh ! Et puis libre à toi !

— Et que suis-je censé faire maintenant, à part te remercier de me couper les couilles ?

— Ça dépend de toi, inspecteur. Tu pourrais peut-être essayer de penser à l’avenir, pour changer.

— L’avenir, répète Landsman. De quoi parles-tu ? De voitures volantes ? D’hôtels sur la lune ?

— Je parle de ton avenir.

— Tu veux aller sur la lune avec moi, Bina ? J’ai appris qu’ils acceptent encore des Juifs.

— Salut, Meyer.

Elle raccroche. Meyer coupe la communication de son côté et reste une minute sans bouger pendant que Berko l’observe du lit. Une dernière bouffée de colère mêlée d’enthousiasme remonte en lui, tel un bouchon de saletés d’un tuyau purgé, après quoi il se sent vide.

Il se rassied sur le lit, se glisse sous les couvertures, se tourne face au décor balinais du mur et ferme les yeux.

— Hé, Meyer ! tente Berko, mais Landsman demeure silencieux. Tu as l’intention de squatter mon lit encore longtemps ?

Landsman ne voit pas l’intérêt de répondre à sa question. Au bout d’une minute, Berko s’arrache d’un bond au matelas et se met debout. Landsman sait que son ami évalue la situation, jauge la profondeur de l’eau noire qui sépare les deux coéquipiers, cherche le bon argument.

— Pour ce que ça vaut, dit Berko à la fin, Bina aussi est venue te voir aux urgences.

Landsman n’a gardé aucun souvenir de cette visite ; il s’est effacé, comme la pression d’un pied de bébé contre sa paume.

— Tu planais complètement, poursuit Berko, tu délirais à fond.

— Est-ce que je me suis ridiculisé avec elle ? parvient à lui demander Landsman d’une petite voix.

— Oui, acquiesce Berko, je crains que oui.

Là-dessus, il se retire de sa propre chambre, laissant Landsman résoudre tout seul la question, s’il en trouve la force, de savoir jusqu’où il peut encore s’enfoncer.

Landsman les entend parler de lui avec les chuchotements réservés aux dingues, aux connards et aux importuns. Jusqu’à la fin de l’après-midi. Au moment du dîner. Pendant le tumulte du bain et du talquage de fesses, et du début à la fin d’une histoire pour endormir les enfants qui exige de Berko Shemets qu’il cacarde comme une oie. Landsman, toujours couché sur le côté avec sa balafre brûlante à la nuque, a une conscience en pointillé de l’odeur de pluie venue de la fenêtre, des murmures et des cris de la petite famille dans la pièce voisine. À chaque heure qui passe, cinquante kilos de sable de plus coulent par un petit trou dans son âme. D’abord il ne peut plus lever la tête du matelas, puis il a l’impression de ne plus pouvoir ouvrir les yeux. Une fois les paupières fermées, ce qui arrive n’est jamais vraiment le sommeil, et les pensées qui le hantent, bien qu’affreuses, n’appartiennent jamais tout à fait au rêve.

En pleine nuit, Goldy entre en trombe dans la pièce. Son pas est lourd et maladroit, celui d’un bébé monstre. Il ne se contente pas de grimper sur le lit, il roule les couvertures à la manière d’un fouet qui bat une pâte à crêpes. On dirait qu’il fuit quelque chose, paniqué, mais quand Landsman lui parle, lui demande ce qui ne va pas, le petit garçon ne répond pas. Il a les yeux clos et son cœur bat régulièrement. Quel que soit le péril qui le menaçait, il a trouvé refuge dans le lit de ses parents. Le gamin dort profondément, il embaume la pomme coupée qui commence à surir. Il plante ses orteils dans le bas du dos de Meyer avec précision et sans merci. Il grince des dents, avec un bruit de cisailles émoussées sur une plaque de tôle.

Au bout d’une heure de ce genre de traitement, vers quatre heures trente, c’est le bébé qui se met à couiner sur son balcon. Landsman entend Ester-Malke qui essaie de le consoler. D’habitude, elle le prend dans son lit, mais pas ce soir, et elle met une éternité à calmer le petit père. Le temps que la mère entre dans la chambre avec son bébé dans les bras, il émet des sons nasillards, se tait peu à peu et dort presque déjà. Ester-Malke cale Pinky entre son frère et Landsman, puis ressort.