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Réunis dans le lit de leurs parents, les frères Shemets entonnent un concert de sifflements, de gargouillis et de suçotements de valves intérieures à rendre jalouses les grandes orgues du temple Emanu-El. Les garçons exécutent une série de manœuvres, un kung-fu du sommeil qui cantonnent Landsman à l’extrême bord du lit. Ils le griffent, le poignardent de leurs orteils, grognent et marmonnent. Ils mâchonnent la fibre de leurs rêves. Vers le petit matin, une puanteur cruelle s’échappe de la couche du bébé. C’est la pire nuit que Landsman ait passée sur un matelas, ce n’est pas peu dire.

La cafetière électrique commence ses expectorations aux alentours de sept heures. Quelques milliers de molécules de vapeur de café envahissent la chambre et viennent chatouiller les poils du pif de Landsman. Il perçoit le traînement des pantoufles sur le tapis de l’entrée. Il combat de toutes ses forces la conscience de la présence d’Ester-Malke dans l’embrasure de la porte de sa chambre, en train de le maudire et de regretter le moindre élan de charité qu’elle a jamais éprouvé pour lui. Il s’en moque. Pourquoi ne s’en moquerait-il pas ? Finalement, Landsman comprend que, dans sa bataille pour se moquer de tout, se cachent les ferments paradoxaux de la défaite : donc, d’accord, il ne s’en moque pas. Il ouvre un œil. Ester-Malke, adossée au montant, serre les bras autour d’elle, contemplant l’état de dévastation d’un endroit qui fut jadis son lit. Quel que soit le nom de l’émotion inspirée à une mère par le tableau charmant de ses enfants, celle-ci le dispute dans son expression avec l’horreur et la consternation devant le spectacle de Landsman en caleçon.

— J’ai besoin que tu sortes de là, chuchote-t-elle. Rapidement et de manière durable.

— Très bien, dit Landsman.

En dressant l’inventaire de ses blessures, de ses douleurs et de la coloration dominante de ses états d’âme, il se lève. Malgré les affres de la nuit, il se sent curieusement bien. Plus présent, bizarrement, dans son corps, dans sa peau et dans sa tête. Bizarrement encore, peut-être un peu plus réel. Il n’a pas partagé son lit avec un autre être humain depuis plus de deux ans. Il se demande si ce n’est pas là une pratique qu’il n’aurait jamais dû abandonner. Il décroche ses vêtements de la patère et se rhabille. Ses chaussettes et sa ceinture à la main, il suit Ester-Malke dans le couloir.

— Bien que la banquette ait ses avantages, poursuit Ester-Malke. Par exemple, elle ne supporte pas les bébés ni les enfants de quatre ans.

— Vous avez un sérieux problème d’ongles des pieds chez vos rejetons, dit Landsman. Et puis quelque chose, peut-être une loutre de mer, est en train de pourrir dans la couche du petit dernier.

Une fois dans la cuisine, elle sert à chacun une tasse de café. Puis elle va à la porte d’entrée et ramasse le Tog sur le paillasson, où l’on peut lire CASSE-TOI. Landsman se perche sur son tabouret de bar et scrute la pénombre du séjour où la masse de son coéquipier se dresse du sol à la manière d’une île. La banquette disparaît sous des épaves de couvertures.

Landsman s’apprête à dire à Ester-Malke qu’il ne mérite pas des amis comme eux, quand elle revient dans la cuisine en parcourant le journal et le devance :

— Pas étonnant que tu aies eu tant besoin de dormir.

Elle se heurte à la porte. Une nouvelle extraordinaire, terrible ou incroyable fait la une.

Landsman cherche ses lunettes de lecture dans la poche de son blazer. La monture est cassée au beau milieu, chaque verre séparé de son pendant. Deux monocles au bout de leur branche, une vraie paire de lunettes. Du tiroir sous le téléphone, Ester-Malke sort le chatterton du même jaune qu’un signal de danger ; elle rattache les verres ensemble et les rend à Landsman. Le renflement de ruban a la grosseur d’une noisette. Il attire même le regard du porteur, le faisant loucher.

— Je parie que ça en jette, dit-il, ramassant le journal.

Deux gros articles dominent les nouvelles du Tog de ce matin. Le premier est le compte rendu d’une supposée fusillade qui s’est soldée par deux morts sur le parking désert d’une ancienne succursale de Big Mâcher. Les auteurs étaient un inspecteur de la brigade des homicides opérant en solitaire, Meyer Landsman, quarante-deux ans, et deux suspects recherchés depuis longtemps par les services de police de Sitka en relation avec deux meurtres en apparence sans rapport. L’autre papier a pour titre : P’TIT TSADDIK RETROUVÉ MORT DANS UN HÔTEL DE SITKA.

Le texte d’accompagnement évoque un tissu de miracles, d’évasions et de mensonges grossiers sur la vie et la mort de Menachem-Mendel Shpilman, tard dans la nuit de jeudi, à l’hôtel Zamenhof de Max Nordau Street. Selon le bureau de médecine légale – le médecin légiste ayant lui-même émigré au Canada –, les conclusions préliminaires sur la cause du décès se résument à ce qu’on appelle par euphémisme « un accident lié à l’usage de drogues ».

« Bien que peu connu du monde extérieur, écrit l’envoyé du Tog, dans la société fermée des religieux, Mr Shpilman était considéré, pendant la plus grande partie de sa jeunesse, comme un surdoué, un prodige, un “saint maître”. En fait, comme le possible Rédempteur promis depuis longtemps. Durant l’enfance de Mr Shpilman, l’ancien domicile familial, situé S. Ansky Street dans le Harkavy, était souvent assailli de visiteurs et de solliciteurs ; les dévots et les curieux venaient d’aussi loin que Beyrouth ou Buenos Aires pour voir le petit génie né le fatidique neuvième jour du mois d’av. Lors des nombreuses occasions où le bruit a couru qu’il allait “déclarer son royaume”, beaucoup espéraient être présents et prenaient des dispositions dans ce but. Mais Mr Shpilman n’a jamais fait aucune déclaration. Vingt-trois ans plus tôt, le jour prévu pour son mariage avec une fille du rebbè shtrakenzer, il a disparu et, au cours de la longue déchéance de sa vie récente, la promesse qu’il incarnait est complètement tombée dans l’oubli. »

La « menue paille » apportée par le bureau de médecine légale est le seul élément de l’article qui ressemble à une explication de la mort du défunt. D’après le journaliste, la direction de l’hôtel et la division centrale de la police se sont refusées à tout commentaire. À la fin du papier, Landsman apprend qu’il n’y aura pas de service funèbre à la synagogue, juste des obsèques au vieux cimetière Montefiori, qui seront célébrées par le père du défunt.

— Berko m’a dit qu’il avait renié son fils, lance Ester-Malke qui lit par-dessus son épaule. Il a dit que le vieux ne voulait plus avoir aucun rapport avec le gamin. Je pense qu’il a changé d’avis.

La lecture du journal provoque chez Landsman un pincement d’envie tempéré de pitié envers Mendel Shpilman. Meyer s’est débattu de nombreuses années sous le poids des attentes paternelles, mais il ignore quel effet cela produit de combler celles-ci ou de les dépasser. Isidor Landsman, il le sait, aurait adoré engendrer un fils aussi doué que Mendel. Meyer ne peut s’empêcher de songer que, s’il avait été capable de jouer aux échecs aussi bien que lui, son père aurait peut-être éprouvé le sentiment d’avoir une raison de vivre, un petit messie pour le racheter. Landsman repense à la lettre qu’il lui a envoyée, dans l’espoir d’arracher sa liberté au fardeau de cette vie et de ces attentes. Il pèse les années passées à croire qu’il avait causé un chagrin fatal à Isidor Landsman. Jusqu’à quel point Mendel Shpilman se sentait-il coupable ? Avait-il cru ce qu’on racontait sur lui, à son don ou à sa vocation innée ? Dans sa tentative de se libérer de ce fardeau, Mendel a-t-il senti qu’il devait tourner le dos, non seulement à son père, mais à tous les Juifs du monde ?