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— Je ne crois pas que rabbi Shpilman change jamais d’avis, répond Landsman. Il faudrait que quelqu’un en change pour lui, je crois.

— Qui, alors ?

— Si je devais donner mon avis ? Je crois que ce serait peut-être la mère.

— Bravo. Fais confiance à une mère pour ne pas laisser les autres jeter son fils comme une bouteille vide.

— Fais confiance à une mère, répète Landsman.

Il examine la photo de Mendel Shpilman parue dans le Tog : à quinze ans, la barbe clairsemée et les papillotes au vent, il préside avec sang-froid une conférence de jeunes talmudistes maussades qui grouillent autour de lui. « Le Tsaddik Ha-Dor en des temps meilleurs », dit la légende.

— À quoi penses-tu, Meyer ? demande Ester-Malke, avec une intonation dubitative.

— À l’avenir.

23.

Train funéraire à petite vitesse, une cohue de Juifs aux chapeaux noirs monte en haletant le versant de colline, des grilles du cimetière – la Maison de la vie, c’est son nom – vers un trou creusé dans la boue. Un cercueil de pin, brillant de pluie, tangue sur la vague des hommes en pleurs. Des satmars tiennent des parapluies au-dessus des têtes des verbovers. Les gerers, les shtrakenzers et les viznitzers marchent bras dessus bras dessous, avec la hardiesse de collégiennes en vadrouille. Rivalités, rancunes, disputes sectaires, excommunications mutuelles ont été mises de côté pour un jour, afin que tous puissent pleurer avec l’émotion voulue un Yid dont ils avaient oublié l’existence jusqu’au vendredi précédent. Pas même un Yid, la coquille d’un Yid devenue translucide autour du vide dur d’une toxicomanie vieille de vingt ans. Chaque génération perd le messie qu’elle n’a pas réussi à mériter. Déjà les dévots du district de Sitka ont repéré le réceptacle de leur indignité collective et se sont rassemblés sous la pluie pour le porter en terre.

Autour de la tombe, des bosquets de sapins noirs se balancent tels des hassids affligés. Au-delà des murs du cimetière, les chapeaux et les parapluies noirs abritent de la pluie les milliers des plus indignes des indignes. Les profondes structures de l’obligation et de la dette déterminent qui est autorisé à franchir les grilles de la Maison de la vie et qui doit rester dehors à kibetsn, à commenter, avec la pluie qui dégouline dans ses bas. Ces structures, en retour, ont attiré l’attention d’inspecteurs des brigades de répression du banditisme, de la contrebande et des fraudes. Landsman aperçoit Skolsky, Burwitz, Feld, et Globus, avec son pan de chemise en bataille, perché sur le toit d’une Ford Victoria grise. Ce n’est pas tous les jours que l’ensemble de la hiérarchie verbover sort pour s’agglutiner à flanc de colline, disposée en cercles concentriques comme sur l’organigramme d’un procureur. Sur le toit d’un Wal-Mart, à quatre cents mètres de là, trois Américains en blouson bleu pointent leurs téléobjectifs et le pistil tremblant d’un micro électrostatique. Un solide cordon bleu de latkès et d’unités motorisées maille la foule pour l’empêcher de se désunir. La presse est là aussi : cameramen et reporters de Channel 1, presse écrite locale, équipes de la filiale de N.B.C.-Juneau et d’une chaîne d’informations du câble. Dennis Brennan, qui n’a pas la jugeote de protéger sa grosse tête de la pluie, ou peut-être n’y a-t-il pas assez de feutre au monde pour ça. Puis vous avez les semi-croyants et les semi-pratiquants, les orthodoxes modernes et les simples crédules, et les sceptiques, et les curieux, et une délégation bien portante de l’Einstein Club.

Landsman voit tout ce beau monde de la position stratégique que lui donnent son impuissance et son exil, réunis dans sa Super Sport sur une colline dénudée de l’autre côté de Mizmor Boulevard, en face de la Maison de la vie. Il s’est garé dans une impasse qu’un quelconque promoteur a dessinée, pavée puis baptisée Tikvah Street, d’après le mot hébraïque qui dénote l’espoir mais connote également à une oreille yiddish dix-sept nuances d’ironie par un aussi triste après-midi de la fin des temps. Les habitations espérées n’ont jamais été construites. Des piquets de bois signalés par des drapeaux orange et reliés par du cordon de nylon délimitent un Sion miniature dans la boue autour de l’impasse, un eruv fantomatique de l’échec. Landsman opère en solo, aussi sobre qu’une carpe dans une baignoire, une paire de jumelles dans son poing moite. Le besoin de boire, c’est comme une dent manquante. Il n’arrête pas d’y penser, et pourtant il y a quelque chose de jouissif à sonder le trou. À moins que la sensation de manque ne soit juste le vide laissé par le retrait de sa plaque.

Landsman assiste aux obsèques depuis son véhicule ; il les suit au moyen de ses bonnes lentilles Zeiss, en déchargeant sa batterie avec un reportage radio de C.B.C. sur le chanteur de blues Robert Johnson, dont la mélopée est aussi hachée et flûtée qu’un Juif récitant le Kaddish sous la pluie. Il dispose d’une cartouche de Broadway, qu’il grille frénétiquement dans le but de chasser de l’habitacle de sa Super Sport le fumet de Willy Zilberblat. C’est une odeur fétide, celle d’une casserole d’eau dans laquelle surnageraient des nouilles d’il y a deux jours. Berko a tenté de convaincre Meyer qu’il imaginait cette trace du bref passage du petit Zilberblat dans son existence. Mais Landsman est content d’avoir un prétexte pour une fumigation aux cigarettes, ce qui ne supprime pas le besoin de boire mais atténue mystérieusement son mordant.

Berko avait aussi tenté de convaincre Landsman d’attendre un jour ou deux sur la question de la mort accidentelle de Mendel Shpilman. Alors qu’ils descendaient de l’appartement en ascenseur, il avait mis Landsman au défi de le regarder droit dans les yeux et de lui promettre qu’il n’avait pas l’intention, en ce lundi après-midi pluvieux, de débarquer là-bas, privé de sa plaque et de son arme, pour bombarder de questions impertinentes la reine affligée des gangsters au moment où celle-ci quitterait la Maison de la vie et la dépouille de son fils unique.

— On ne peut pas l’approcher, avait encore insisté Berko, en suivant Landsman hors de l’ascenseur pour traverser le hall d’entrée en direction de la porte des Dnyeper.

Berko portait son pyjama éléphantesque, les pièces d’un costume débordaient de ses bras. Il avait ses chaussures accrochées à deux de ses doigts, sa ceinture autour du cou. De la poche de poitrine de son pyjama moutarde finement rayé de blanc sortaient deux tranches de pain de mie grillé façon pochette.

— Et même si tu peux, tu ne pourras quand même pas…

Il faisait un subtil distinguo de policier entre les choses que pouvaient accomplir les couillons et celles que ne permettraient jamais les casse-couilles.

— Ils te neutraliseront, avait dit Berko, ils te secoueront le paletot, ils te poursuivront en justice…

Landsman ne pouvait pas réfuter ses arguments. Batsheva Shpilman mettait rarement les pieds au-delà des frontières de son petit monde souterrain. Mais quand ça lui arrivait, il y avait beaucoup de chances pour que ce soit au sein d’une épaisse forêt de flingues et d’hommes de loi.

— Pas de plaque, pas d’arrières, pas de mandat, pas d’enquête, l’air à moitié dingue dans ton costard taché d’œuf, tu embêtes la dame, tu peux te faire descendre sans suites fâcheuses pour les tireurs.

Berko, dansant avec ses chaussettes et ses chaussures, avait escorté Landsman hors de l’immeuble jusqu’à l’arrêt de l’autobus du carrefour.

— Berko, tu me dis de ne pas y aller, avait répondu Landsman, ou juste de ne pas y aller sans toi ? Tu crois que je te laisserais gâcher tous les risques que toi et Ester-Malke devez traverser pour survivre à la rétrocession ? Tu es malade ! Je t’ai rendu pas mal de mauvais services et je t’ai créé un tas d’ennuis au fil des ans, mais j’espère ne pas être con à ce point. Et si tu dis que tu penses que je ne devrais pas y aller, point barre, bon…