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Landsman s’était arrêté de marcher, frappé par le bon sens de ce second argument.

— Je ne sais pas ce que je dis, Meyer. Je dis simplement merde !

Berko prenait parfois cet air, plus souvent quand il était petit ; le blanc de ses yeux brillait alors de sincérité. Obligé de regarder ailleurs, Landsman tourna son visage dans le vent qui soufflait du Sound.

— Je dis au moins ne prends pas le bus, d’accord ? Laisse-moi te descendre à la fourrière…

Une rumeur lointaine s’était fait entendre, un crissement de freins à air comprimé. Le 61B-Harkavy était apparu un peu plus haut sur le front de mer, soulevant des gerbes de pluie scintillante.

— Au moins ça, avait plaidé Berko, déployant son veston par le col, le brandissant comme s’il voulait que Landsman le mette. Dans la poche, prends…

En ce moment même, Landsman soupèse le sholem dans sa main – un joli petit Beretta .22 à la poignée en plastique – et s’empoisonne à la nicotine, essayant de comprendre les lamentations de ce Yid noir du Delta, Mr Robert Johnson. Au bout d’un temps qu’il ne se donne pas la peine de noter ni d’estimer, disons une heure, le long train noir, déchargé de sa cargaison, redescend la colline en direction des grilles. En tête, soufflant à coups espacés, la locomotive imposante du dixième rebbè verbover, le front haut, son chapeau à larges bords ruisselant de pluie. Derrière lui, le convoi de ses filles, sept ou douze d’entre elles, avec leurs maris et leurs enfants. Puis Landsman se redresse et cale une image Zeiss précise de Batsheva Shpilman. Il s’attendait à une espèce d’hybride fantastique de Lady Macbeth et de la première dame américaine : une Marilyn Monroe-Kennedy coiffée de sa toque rose, avec des spirales hypnotiques en guise d’yeux. Mais, au moment où Batsheva Shpilman apparaît à sa vue juste avant de se perdre au-dessous de la rangée des curieux qui obstruent les grilles du cimetière, Landsman distingue une petite silhouette anguleuse avec une démarche cahotante de vieille dame. Un voile noir dissimule son visage. Sa toilette, ordinaire, est sous le signe du noir.

Alors que les Shpilman approchent des grilles, le cordon de nozzes en uniforme se regroupe afin de repousser la foule. Landsman glisse son arme dans la poche de son veston, éteint la radio et descend de voiture. La pluie a diminué, cédant la place à une bruine soutenue. Meyer dévale la colline au trot en direction de Mizmor Boulevard. Au cours de la dernière heure, la foule a augmenté, s’entassant autour des grilles du cimetière. Sautillante, mouvante, encline à de soudaines embardées de masse, animée par le mouvement brownien du malheur collectif. Les latkès en tenue travaillent dur pour tenter de dégager le passage entre la famille et l’énorme 4 × 4 noir du cortège funéraire.

Landsman patauge et trébuche, arrachant des herbes, ramassant des paquets de boue sous ses chaussures. Pendant qu’il se démène sur le versant glissant, ses blessures se rappellent à lui. Il se demande si les médecins n’ont pas oublié une côte cassée. À un moment, il perd l’équilibre et dérape, traçant des sillons de trois mètres dans la gadoue avec ses talons, puis finit par tomber sur les fesses. Il est trop superstitieux pour ne pas voir un mauvais présage dans sa chute, mais quand on est pessimiste, tous les présages sont mauvais.

La vérité, c’est qu’il n’a aucun plan, pas même celui imaginé par Berko, si inélégant et rudimentaire qu’il soit. Landsman est noz depuis dix-huit ans, inspecteur depuis treize – dont les sept derniers passés à la brigade des homicides –, un champion, un prince des policiers. Il n’a jamais été personne auparavant, ce petit Juif enragé avec ses questions et son arme. Il ne sait pas comment procéder en pareilles circonstances, mis à part la certitude, serrée contre son cœur comme un gage d’amour, que rien ne compte vraiment à la fin.

Mizmor Boulevard est un parking, où endeuillés et badauds disparaissent dans une brume de fumées de moteurs diesels. Landsman se faufile au milieu des pare-chocs et des ailes de voitures, puis plonge dans la masse entassée sur le terre-plein central. Dans l’espoir de mieux voir, des adolescents et des jeunes gens ont grimpé dans les branches d’une rangée de malheureux mélèzes européens qui n’ont jamais vraiment pris le long de la chaussée. Les Yids s’écartent autour de Landsman et, quand ils ne le font pas assez vite, il les y incite fortement à coups d’épaule.

Ils respirent les lamentations, ces Yids, les sous-vêtements trop longs, le tabac froid sur des pardessus mouillés, la boue. Ils prient comme s’ils allaient tourner de l’œil, tournent de l’œil comme si c’était une forme de rituel. Des femmes éplorées s’agrippent les unes aux autres et crient à pleine gorge. Ils ne pleurent pas Mendel Shpilman, impossible. C’est autre chose qui a quitté ce monde, l’ombre d’une ombre, l’espoir d’un espoir, ils le sentent. Cette moitié d’île qu’ils avaient fini par aimer comme leur maison leur est reprise. Ils sont pareils à des poissons rouges dans un sac sur le point d’être rejetés dans le grand lac noir de la Diaspora. Mais penser à ça les dépasse. Alors, ils regrettent la perte d’un coup de pot qu’ils n’ont jamais eu, d’une chance qui n’en était absolument pas une, d’un roi qui n’était pas appelé à régner, même sans un projectile chemisé dans la boîte crânienne. Landsman joue des épaules et marmonne :

— Pardonnez-moi.

Il fonce vers un monstre de limousine, un 4 × 4 sur mesure de six mètres de long. Au moment même où il est en train de la vivre, sa course du haut en bas de la colline, suivie de sa traversée du boulevard entre les parapluies, les barbes et les ululements juifs jusqu’au flanc de la limousine au gros cul, revêt une forme de nervosité, d’improvisation, dans son imagination. Des images d’amateur d’une tentative d’assassinat en cours ! Mais Landsman n’est venu tuer personne. Il veut juste parler à la dame, éveiller son attention, attirer son regard. Il veut juste lui poser une question. Quelle question, nu, ça, il n’en sait rien.

Finalement on le devance, douze individus le devancent, en fait. À l’instar de Landsman, les reporters se sont creusé un tunnel dans les chapeaux noirs, en piochant avec leurs omoplates et leurs coudes. Dès que la toute petite femme cachée sous son voile noir franchit les grilles, chancelante au bras de son gendre, ils débitent les questions qu’ils ont préparées. Ils les sortent de leurs poches comme des pierres et les lancent toutes à la fois, ils criblent la femme de questions. Elle les ignore, garde la tête droite, à aucun moment le voile ne tremble ni ne s’entrouvre. Baronshteyn guide la mère du défunt jusqu’au mastodonte motorisé. Le chauffeur descend du siège du passager du 4 × 4 surdimensionné. C’est un Philippin au gabarit de jockey, avec une balafre au menton pareille à un second sourire. Il court ouvrir la portière à sa patronne. Landsman se trouve encore à soixante mètres de distance, il ne va pas arriver à temps pour lui poser sa question ni pouvoir tenter quoi que ce soit.

Un grognement, un grondement guttural sauvage, rauque et à moitié humain, un borborygme d’avertissement ou de semonce : un des chapeaux noirs en faction devant les voitures a mal pris la question d’un journaliste. Ou il les a peut-être toutes mal prises, ainsi que la manière dont elles ont été formulées. Landsman voit le chapeau noir offensé : corpulent, blond, le col ouvert, les pans de chemise hors du pantalon, il reconnaît Dovid Sussmann, le Yid à qui Berko a tiré les vers du nez sur l’île Verbov. Un malabar avec une protubérance à l’articulation de la mâchoire et une autre sous l’aisselle gauche. Sussmann jette un bras autour du cou de Dennis Brennan, pauvre bougre, le cravate. En le sermonnant dents contre oreille, Sussmann traîne le reporter hors du chemin de la famille au moment où celle-ci passe les grilles.