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C’est alors qu’un des latkès s’avance pour intervenir, il est là pour ça après tout. Mais comme il a peur – le gamin a l’air d’avoir peur –, il se lâche peut-être trop quand sa matraque heurte les os du crâne de Dovid Sussmann. On entend un craquement sinistre, puis Sussmann se liquéfie et se répand par terre aux pieds du latkè.

L’espace d’un instant, la foule, l’après-midi, le vaste monde des Juifs retiennent leur souffle. Après quoi c’est la folie, une émeute juive, à la fois violente et verbale, prodigue en accusations exagérées et en terribles imprécations. Maladies de peau, damnations et hémorragies sont invoquées. Chapeaux noirs qui hurlent et se pressent, bâtons et poings, cris et clameurs, barbes flottant au vent telles les bannières des croisés, jurons, une odeur mêlée de boue bouillonnante, de sang et de pantalons repassés. Deux hommes portent une banderole tendue entre deux piquets, disant adieu à leur prince perdu Menachem ; quelqu’un saisit un des piquets, un autre empoigne le deuxième. La banderole se déchire avant d’être absorbée dans les entrailles de la foule. Les piquets s’abattent sur les mâchoires et les crânes des policiers. Le mot ADIEU laborieusement peint sur le tissu se détache et gicle dans les airs. Il voltige au-dessus des têtes de l’assistance et des policiers, des gangsters et des religieux, des morts et des vivants.

Landsman perd la trace du rebbè, mais il voit une bande de Rudashevsky pousser la mère, Batsheva, à l’arrière du 4 × 4. Le chauffeur s’accroche à la portière du côté du conducteur et saute sur son siège tel un gymnaste. Les Rudashevsky tapent sur le côté de la voiture en vociférant : « Allez, allez, allez ! » Landsman, fouillant toujours ses poches en quête de l’espèce sonnante d’une bonne question, observe la scène. À force d’observer, il remarque une série de menus détails. Paniqué, le chauffeur philippin n’attache pas sa ceinture de sécurité, il ne corne pas pour disperser le bétail. Et le taquet du verrou de la portière reste en position levée. Le chauffeur se contente d’embrayer et de rouler, faisant prendre trop de vitesse au long 4 × 4 noir pour un endroit aussi encombré.

Landsman recule tandis que le véhicule se fraie un passage dans sa direction à travers la foule. Un cordon de gens se détache de la grande tresse noire et s’étire derrière le 4 × 4 de Batsheva Shpilman. Un sillage d’affliction. Un bref instant, les alliés du défunt accrochés à la voiture dissimulent à la vue des Rudashevsky le 4 × 4 et quiconque serait assez dingue pour tenter de grimper à bord. Landsman incline la tête, se mettant au diapason de la folie collective. Il guette le moment et fléchit les doigts ; quand la voiture passe à sa hauteur, il ouvre brusquement la portière arrière.

Instantanément, la puissance du moteur se traduit par une sensation de panique dans ses jambes. C’est comme une preuve de la physique de sa démence, de la dynamique implacable de sa malchance personnelle. Pendant qu’il se laisse traîner le long de la voiture sur quatre, cinq mètres, il trouve le temps de se demander si c’était ainsi que sa sœur avait affronté la fin, avec une rapide démonstration de masse et de gravitation. Les câbles de ses poignets se tendent. Puis il hisse un genou dans l’habitacle de la limousine et bascule à l’intérieur.

24.

Une cavité obscure, éclairée par des diodes bleues. Fraîche et sèche, parfumée avec une sorte de désodorisant au citron. Landsman sent sur lui une trace de cette odeur, une pointe citronnée d’espoir et d’énergie infinie. Ç’a peut-être été l’acte le plus stupide qu’il ait jamais commis, mais il fallait le faire. Pour l’instant, le sentiment du devoir accompli constitue la réponse à la seule question qu’il sait poser.

— Il y a du soda, dit la reine de l’île Verbov.

Elle est pliée comme un tapis de prière, lovée dans un coin sombre au fond de l’habitacle. Sa robe est grise, mais coupée dans une belle étoffe. La doublure de son trench révèle une marque à la mode.

— Buvez-le, ça ne me dit rien.

Mais Landsman tourne son attention vers le siège face à l’arrière, derrière le chauffeur, source d’ennuis la plus probable, où trône une femme de 1,80 mètre pour 100 kilos, vêtue d’un tailleur-pantalon en galuchat noir et d’un chemisier blanc sur blanc sans col. Les yeux de cette formidable personne sont gris, leur regard dur. Ils rappellent à Landsman le dos de deux cuillères dépolies. Elle porte une oreillette blanche accrochée au lobe de l’oreille gauche, et ses cheveux couleur sauce tomate sont coupés aussi court que ceux d’un homme.

— J’ignorais qu’il existait des Rudashevsky au féminin, persifle Landsman, accroupi sur la pointe des pieds dans le vaste espace séparant les banquettes en vis-à-vis.

— Je vous présente Shprintzl, répond son hôtesse du fond de la voiture.

Puis Batsheva Shpilman relève son voile. Le corps est frêle, peut-être même émacié, mais ce n’est pas à cause de l’âge, parce que le visage aux traits fins, bien que creux, est lisse, agréable à voir. Elle a des yeux bien écartés, d’un bleu mi-fatal, mi-crève-cœur. Sa bouche non fardée est rouge et pleine. Les narines de son nez long et droit s’arquent comme des ailes. Sa physionomie est si ravissante et si forte, et sa silhouette si ravagée, qu’on souffre de la regarder. Sa tête repose sur son cou aux veines apparentes tel un parasite étranger vivant aux dépens de son corps.

— Je me permets de vous faire remarquer qu’elle ne vous a pas encore tué.

— Merci, Shprintzl, dit Landsman.

— Pas de problème, répond Shprintzl Rudashevsky en anglo-américain, d’une voix évoquant un oignon roulant dans un seau.

Batsheva Shpilman montre du doigt l’autre bout de la banquette arrière. Sa main est gantée de velours noir, boutonné au poignet de trois petites perles noires. Landsman accepte sa proposition et se relève. La banquette est très confortable. Il sent la sueur glacée d’un whisky à l’eau imaginaire sous les extrémités de ses doigts.

— Elle n’a pas contacté non plus ses frères ou ses cousins dans les autres voitures, même si elle est en liaison avec eux, comme vous le voyez.

— Une famille unie, les Rudashevsky, dit Landsman, mais il comprend où elle veut en venir. Vous vouliez me parler.

— Je voulais vous parler ? dit-elle.

Ses lèvres songent bien à se retrousser à un coin, mais décident le contraire.

— C’est vous qui avez pénétré de force dans ma voiture.

— Oh, c’est une voiture ? Erreur de ma part, je croyais que c’était le bus 61.

La bouille ronde de Shprintzl Rudashevsky affiche une impassibilité philosophique, pour ne pas dire mystique. On dirait qu’elle mouille sa culotte et jouit de la situation.

— Ils s’informent de vous, chérie, dit-elle à son aînée avec une tendresse d’infirmière. Ils veulent savoir si tout est O.K.

— Dites-leur que je vais bien, Shprintzèlèh. Dites-leur que nous sommes sur le chemin de la maison… – Elle tourne ses doux yeux vers Landsman. – Nous vous déposerons à votre hôtel, je désire le voir… – Ils sont d’une couleur qu’il n’a jamais vue, ses yeux, d’un bleu qu’on trouve dans un plumage d’oiseau ou un vitrail. – Cela vous convient-il, inspecteur Landsman ?

Landsman confirme que cela lui convient tout à fait. Pendant que Shprintzl Rudashevsky murmure dans un micro caché, sa patronne abaisse la cloison et donne pour instruction au chauffeur qu’il les conduise au carrefour de Max Nordau et de Berlevi.

— Vous avez l’air assoiffé, inspecteur, reprend-elle, remontant la cloison. Vous êtes sûr de ne pas vouloir un soda ? Shprintzèlèh, servez à monsieur un verre de soda.