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Un millier d’invités, dont certains venus d’aussi loin que Miami Beach et Buenos Aires. Sept caravanes de restauration, plus un camion Volvo bourré de victuailles et de vins. Cadeaux, butin et montagnes de tributs dignes de rivaliser avec la chaîne Baranof. Trois jours de jeûne et de prières. Toute la famille des klezmorim Muzikant, de quoi équiper la moitié d’un orchestre symphonique. Les Rudashevsky au grand complet jusqu’à l’arrière-grand-père qui, à moitié ivre, déchargeait en l’air un vieux revolver Nagant. Pendant la semaine précédant le jour dit, une queue de gens s’étirait dans le hall d’entrée, sur le trottoir, au carrefour et jusque deux rues plus bas dans Ringelblum Avenue, avec l’espoir d’une bénédiction du roi des futurs mariés. Jour et nuit, un branle-bas autour de la maison pareil à celui d’une plèbe en quête de révolution.

Une heure avant le mariage, ils étaient toujours là à l’attendre. Des chapeaux et des parapluies luisants dans la rue. À une heure aussi tardive, il y avait peu de chances pour qu’il les reçoive ou entende leurs suppliques et leurs histoires larmoyantes. Mais on ne savait jamais. Il avait toujours été dans la nature de Mendel d’être imprévisible.

Elle était à sa fenêtre en train de regarder les solliciteurs à travers les rideaux, quand la jeune fille était entrée pour annoncer que Mendel était parti et que deux dames demandaient à la voir. La chambre de Mrs Shpilman, qui donnait sur la cour intérieure, avait vue entre les maisons voisines jusqu’au carrefour, sur les chapeaux et les parapluies luisants de pluie. Des Juifs serrés les uns contre les autres, trempés, désireux d’entrevoir Mendel.

Jour du mariage, jour des obsèques.

— Parti, avait-elle répété sans se retourner, en proie à ce sentiment de futilité et de complétude mêlées qu’on ressent dans les rêves.

Il ne servait à rien de poser la question, pourtant c’était la seule chose qui pût franchir ses lèvres :

— Parti où ?

— On sait pas, madame. Personne l’a vu depuis hier soir.

— Hier soir.

— Ce matin.

La veille, elle avait présidé un forshpiel en l’honneur de la fille du rebbè shtrakenzer. Un excellent mariage. Une fiancée accomplie, belle et talentueuse, avec un tempérament ardent qui manquait aux sœurs de Mendel, mais dont elle, sa mère, sentait qu’il était admiratif. Évidemment, bien que parfaite, la jeune shtrakenzer ne convenait pas, Mrs Shpilman s’en doutait. Depuis bien longtemps avant que la bonne vienne lui dire que Mendel était introuvable, qu’il avait disparu au beau milieu de la nuit, Mrs Shpilman savait qu’aucun degré d’accomplissement, de beauté ou d’ardeur chez une jeune fille ne conviendrait à son fils. Mais il y avait toujours une différence, non ? Entre l’union que prévoyait le Saint Nom, béni soit-Il, et la réalité de la situation sous la khuppah. Entre le commandement et l’observance, le ciel et la terre, le mari et la femme, Sion et le Juif. On appelait cette différence « le monde ». C’est seulement avec la venue du Messie que le déficit serait comblé, toutes les séparations, distinctions et distances abolies. Jusqu’alors, loué soit Son Nom, des étincelles, de brillantes étincelles pouvaient franchir cette brèche, comme entre des pôles électriques. Et nous devons leur être reconnaissants de leur lumière momentanée.

Voilà, du moins, comment elle avait eu l’intention de présenter les choses à Mendel, s’il l’avait consultée au sujet de ses fiançailles avec la fille du rebbè shtrakenzer.

— Votre mari très en colère, avait ajouté la jeune fille, Betty, une Philippine, comme toutes les autres.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a rien dit, madame. C’est comme ça je sais lui en colère. Il envoie des tas de gens chercher partout, il appelle le maire.

Mrs Shpilman s’était détournée de la fenêtre ; la phrase « Ils ont été obligés d’annuler le mariage » métastasait dans son abdomen. Betty ramassait des chiffons de mouchoirs en papier sur le tapis turc.

— Quelles dames ? s’était enquise Mrs Shpilman. Qui sont-elles ? Ce sont des verbovers ?

— L’une peut-être, l’autre non. Elles ont juste dit qu’elles voulaient vous parler.

— Où sont-elles ?

— En bas dans votre bureau. Une dame tout en noir, un voile sur la tête. On dirait que son mari vient de mourir.

Mrs Shpilman ne se rappelle même plus quand les premiers hommes désespérés et les premiers cas terminaux ont commencé à s’adresser à Mendel. Il est possible qu’ils soient venus d’abord en secret, à la porte de service, encouragés par les commérages d’une des bonnes. Il y avait eu la domestique devenue stérile après avoir été charcutée à Cebu, dans sa jeunesse, par un mauvais chirurgien. Mendel avait pris une des poupées qu’il confectionnait pour ses sœurs avec du feutre et une épingle à linge, épinglé une bénédiction au crayon entre ses jambes de bois et glissé le tout dans la poche de la malheureuse. Dix mois plus tard, Remedios donnait naissance à un fils. Il y avait eu Dov-Ber Gursky, leur chauffeur, secrètement endetté de dix mille dollars auprès d’un briseur de doigts russe. Sans qu’on lui ait rien demandé, Mendel avait tendu un billet de cinq dollars en disant qu’il espérait que cela pourrait l’aider. Deux jours après, un notaire de Saint Louis écrivait à Gurky pour l’informer qu’il venait d’hériter d’un demi-million de dollars d’un oncle dont il n’avait jamais entendu parler. Dès la bar-mitzva de Mendel, les malades et les agonisants, les démunis, les parents d’enfants maudits étaient devenus vraiment casse-pieds. Ils débarquaient à n’importe quel moment du jour et de la nuit, ils pleurnichaient et quémandaient. Mrs Shpilman avait pris des dispositions pour protéger Mendel, instaurant heures de visite et conditions. Mais le jeune homme avait un don. Et il est dans la nature d’un don d’être sans fin donné et redonné.

— Je ne peux pas les recevoir, avait dit Mrs Shpilman, s’asseyant sur son lit étroit, avec son dessus-de-lit en chenille de coton blanche et les housses d’oreillers qu’elle avait brodées avant la naissance de Mendel. Ces dames dont tu parles… – Parfois, quand elles ne pouvaient pas l’atteindre, les femmes venaient à elle, à la rebbetzen, et elle les bénissait de son mieux, avec les petits moyens dont elle disposait. – Il faut que je finisse de m’habiller. La cérémonie est dans une heure, Betty. Une heure ! Ils le trouveront bien…

Elle s’attendait à ce qu’il la trahisse depuis des années, depuis la première fois où elle avait compris qu’il était ce qu’il était. Un mot si effrayant pour une mère, avec ses sous-entendus de constitution délicate, de vulnérabilité face aux prédateurs, rien pour protéger l’oiseau à part son plumage. Et l’envol. Bien sûr, l’envol. Elle avait compris ça à son sujet bien avant qu’il l’eût lui-même compris, elle l’avait senti dans la douce nuque de son nouveau-né, elle l’avait lu sous forme de texte caché dans les vagues bosses de ses genoux en culottes courtes. Un petit air efféminé dans sa manière de baisser les yeux devant les compliments des autres. Et puis, à mesure qu’il grandissait, elle ne pouvait pas ne pas le remarquer même s’il essayait de s’en cacher, la manière dont il devenait mal à l’aise et s’enfermait dans le mutisme, semblant couvrir son feu intérieur, à l’entrée dans la pièce d’un Rudashevsky ou de certains de ses cousins.

Pendant toute la planification du mariage, les fiançailles, les préparatifs de la cérémonie, elle avait guetté chez Mendel des signes d’appréhension ou de mauvaise volonté. Mais il était demeuré fidèle à son devoir et aux projets maternels. Sarcastique parfois, oui, et même irrévérencieux, se moquant d’elle pour sa croyance indéfectible que le Saint Nom, loué soit-il, passait Son temps telle une vieille matrone à conclure des mariages entre les âmes de ceux qui n’étaient pas encore nés. Une fois, il avait ramassé un coupon de tulle blanc abandonné au salon par ses sœurs, en avait couvert sa tête et avait fait l’inventaire des défauts physiques de Mendel Shpilman d’une voix qui était une étrange imitation de celle de sa fiancée. Tout le monde avait ri, mais le cœur de sa mère battait à tout rompre. À l’exception de ce moment-là, il paraissait être resté pareil à lui-même, prodiguant son dévouement aux 613 commandements, à l’étude de la Torah et du Talmud, à ses parents, aux fidèles pour qui il était une vedette. À coup sûr, aujourd’hui encore, on retrouverait bien Mendel.