Elle remonta ses bas, enfila sa robe, rajusta sa combinaison. Elle mit la perruque commandée spécialement pour le mariage au prix de trois mille dollars. Un chef-d’œuvre blond cendré avec des reflets rouge et or et des tresses, comme ses vrais cheveux quand elle était jeune. Ce n’est qu’après avoir caché sa tête rasée sous cet éclatant réticule qu’elle avait commencé à paniquer.
Sur une table de bois blanc trônait un téléphone noir privé de cadran. Si elle décrochait, un appareil identique sonnerait dans le bureau de son mari. Depuis dix ans qu’elle vivait dans cette maison, elle ne l’avait utilisé que trois fois, une fois poussée par la souffrance et deux fois par la colère. Au-dessus du téléphone était accrochée une photographie de son grand-père, le huitième rebbè, de sa grand-mère et de sa mère à l’âge de cinq ou six ans, prenant la pose sous un saule de carton, sur la berge d’une rivière en trompe-l’œil. Des habits noirs, le nuage flou de la barbe de son grand-père et, par-dessus tout, les cendres incandescentes du temps qui retombent sur les morts des vieilles photos. Était absent du groupe le frère de sa mère, dont le nom était une sorte de malédiction si puissante qu’on ne devait jamais le prononcer. Son apostasie, bien que connue, demeurait un mystère pour elle. Ce qu’elle avait compris, c’est que tout avait commencé par un ouvrage caché, L’île mystérieuse, qu’on avait découvert dans un tiroir, pour culminer avec la rumeur selon laquelle son oncle avait été repéré dans une rue de Varsovie, rasé et coiffé d’un canotier plus scabreux qu’un roman français.
Elle posa la main sur le combiné du téléphone sans cadran. Panique dans ses organes, panique à grincer des dents.
— Je ne répondrais pas si je pouvais, avait dit son mari juste dans son dos. Si tu dois enfreindre le shabbat, au moins ne pèche pas pour rien !
Bien qu’il ne fût pas alors aussi blafard et aussi lunaire qu’il l’était devenu au fil des années suivantes, la vue de son mari dans sa chambre était toujours une source d’étonnement, l’avènement d’une seconde lune dans son ciel. Il embrassait du regard les chaises en tapisserie, la frange de lit verte, la page vierge en satin blanc de son lit, ses fioles et ses flacons. Elle le voyait lutter pour garder un sourire railleur aux lèvres, mais le résultat fut un mélange d’avidité et de dégoût. Cette expression lui avait rappelé le sourire avec lequel son époux avait jadis accueilli l’émissaire de quelque tribunal éloigné d’Éthiopie ou du Yémen, un rabbi aux yeux de biche avec un caftan criard. Cet impossible rabbi noir et sa Torah exotique, royaume des femmes, c’étaient des caprices divins, des circonvolutions de la pensée de Dieu, qu’il était presque hérétique d’imaginer ou d’essayer de comprendre.
Plus il s’attardait et plus il perdait son air amusé, plus il semblait perdu. Finalement, elle s’était laissé attendrir. Il n’était pas sur son territoire. C’était un signe de la souillure grandissante de l’inadéquation de cette journée que, pour son ambassade, son mari se fût aventuré si loin sur cette terre d’eau de rose et de coussins à glands.
— Assieds-toi, dit-elle enfin, je t’en prie.
Reconnaissant, avec des gestes lents, il soumit une chaise à rude épreuve.
— On le retrouvera, proféra-t-il d’une voix doucereuse et menaçante.
Son apparence la choquait. Conscient qu’autrement il pouvait paraître fruste aux autres, c’était en général un homme soigné de sa personne. Mais son nez était crochu désormais, sa chemise mal boutonnée, ses bajoues marbrées par la fatigue et ses favoris ébouriffés comme s’il avait tiré dessus.
— Excuse-moi, chéri, avait-elle dit, ouvrant la porte de son vestiaire et disparaissant à l’intérieur.
Elle méprisait les couleurs sombres en faveur chez les femmes verbovers de sa génération. L’endroit où elle se retirait était tapissé de bleu indigo, de violet, de mauve héliotrope. Elle s’installa sur un petit pouf à la jupe frangée. Elle tendit un orteil gainé de bas et poussa la porte, laissant un interstice de deux centimètres.
— J’espère que tu n’y vois pas d’inconvénient, c’est mieux ainsi.
— On le retrouvera, répéta son mari, soudain plus prosaïque, tâchant de la rassurer, elle et pas lui.
— Mieux vaut pour lui, lança-t-elle, afin que je puisse le tuer !
— Calme-toi.
— Je dis ça très calmement. Est-il ivre ? Il a bu ?
— Non, il jeûnait, il était bien. La nuit dernière, il nous a donné une telle leçon sur Parshat Chayei Sarah. C’était électrisant. À réveiller un mort. Mais quand il a eu fini, son visage était couvert de larmes. Il a dit qu’il avait besoin de prendre l’air. Personne ne l’a revu depuis.
— Je le tuerai ! s’était-elle écriée.
Aucune réponse ne venait de la chambre, seul le bruit râpeux de sa respiration régulière, implacable. Elle regrettait sa menace, rhétorique sur ses lèvres à elle, mais dans l’esprit de son mari, cette bibliothèque ambulante, les mots prenaient la dangereuse couleur de l’action.
— Sais-tu par hasard où il est ? s’enquit son mari au bout d’un silence, avec une légèreté de ton qui avait quelque chose de menaçant.
— Comment le saurais-je ?
— Il te parle, il vient te voir.
— Jamais.
— Je sais que si.
— Comment peux-tu le savoir ? À moins que tu n’aies transformé les bonnes en espionnes…
Le silence de son mari confirma l’ampleur de sa dépravation. Elle prit la glorieuse résolution de ne plus jamais sortir de son vestiaire.
— Je ne suis pas venu ici pour me disputer avec toi ou te blâmer. Bien au contraire, j’espérais pouvoir m’imprégner de ton calme et de ta prudence habituelle. Maintenant que je suis ici, je me sens poussé, contre mon jugement en tant que rabbin et en tant qu’homme, mais avec l’entier soutien de ma sollicitude paternelle, à te faire quand même des reproches.
— Pourquoi ?
— Ses aberrations, son côté bizarre, la perversion de son âme. C’est ta faute. Un fils pareil est le fruit de l’arbre de sa mère.
— Va à la fenêtre, le somma-t-elle. Regarde à travers le rideau. Vois ces pauvres quémandeurs, ces idiots et ces Yids brisés venir chercher une bénédiction que, malgré tout ton pouvoir et ton savoir, tu ne serais jamais capable d’accorder, honnêtement ! Non que ce genre d’impuissance t’ait jamais empêché de la proposer par le passé…
— Je peux bénir d’une autre manière.
— Regarde-les !
— Regarde-les, toi. Sors de ce placard et regarde.
— Je les ai vus, siffla-t-elle entre ses dents. Et ils ont tous une perversion de l’âme.
— Mais ils la cachent. Par modestie et humilité, par peur de Dieu, ils la déguisent. Dieu nous ordonne de nous couvrir la tête en Sa présence, de ne pas rester tête nue.
Elle entendit le raclement et le grincement des pieds de chaise, suivi du bruit du traînement de ses pantoufles. Elle entendit l’articulation de sa hanche gauche craquer avec un bruit sec. Il émit un grognement de douleur.
— Voilà tout ce que je demande à Mendel, reprit-il. Ce que peut penser un homme, ce qu’il ressent, ces choses-là n’ont aucun intérêt, aucune pertinence pour moi ou pour Dieu. Peu importe au vent que le drapeau soit rouge ou bleu.