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— Ou rose.

Un autre silence s’ensuivit, moins lourd que l’autre, comme s’il était parvenu à une conclusion, ou comme s’il se souvenait qu’à une époque il aurait pu trouver la petite blague de sa femme amusante.

— Je le retrouverai, affirma-t-il. Je le ferai asseoir et lui dirai ce que je sais. Je lui expliquerai que, tant qu’il obéit à Dieu et suit Ses commandements, tant qu’il se conduit vertueusement, il a sa place ici. Que je ne lui tournerai pas le dos le premier, que le choix de nous abandonner dépend de lui.

— Un homme peut-il être un Tsaddik Ha-Dor et vivre caché de lui-même et de son entourage ?

— Un Tsaddik Ha-Dor est toujours caché. C’est là une marque de sa nature. Je devrais peut-être lui expliquer ça. Lui dire que ces… impressions… qu’il éprouve et contre lesquelles il lutte sont d’une certaine manière la preuve de son aptitude à diriger.

— Ce n’est peut-être pas le mariage avec cette fille qu’il fuit, objecta-t-elle. Ce n’est peut-être pas ça qui l’effraie, qu’il ne peut pas supporter…

La phrase qu’elle n’avait jamais osé formuler devant son mari lui resta, comme d’habitude, sur le bout de la langue. Elle en remaniait, épurait et éliminait des éléments depuis quarante ans, telles les strophes d’un poème écrit par un prisonnier privé de l’usage du papier et du stylo.

— Il y a peut-être une autre forme d’aveuglement qu’il ne peut pas concilier avec sa vie.

— Il n’a pas le choix, répliqua son mari. Même s’il est devenu un mécréant, même si, en restant ici, il s’expose à l’hypocrisie ou au mensonge. Un homme pourvu de ses talents, de ses dons, n’a pas le droit d’évoluer, de travailler et de risquer sa fortune dans ce monde impur. Il serait un danger pour les autres, en particulier pour lui.

— Ce n’est pas l’aveuglement dont je parlais. Je parlais de celui que… que partagent tous les verbovers.

S’ensuivit un silence menaçant, ni lourd ni léger, le vaste silence d’un dirigeable avant l’étincelle statique.

— Je ne connais personne qui le provoque.

Batsheva laissa tomber sa phrase ; elle courait déjà dans les airs depuis trop longtemps pour regarder en bas plus d’une seconde.

— Alors on doit donc le garder ici, avec ou sans son consentement.

— Crois-moi, ma chérie, et ne te méprends pas sur mes intentions. L’alternative serait quelque chose de bien pire.

Elle chancela un instant, puis se rua hors de son vestiaire afin de voir ce qu’il y avait dans son regard quand il menaçait la vie de son propre fils, selon son opinion à elle, pour le péché d’être ce qu’il avait plu à Dieu de le faire. Mais, aussi silencieux qu’un dirigeable, il s’était déjà envolé. Finalement, elle ne trouva que Betty, revenue pour renouveler les prières des visiteurs. Betty était une bonne domestique, mais elle avait le chic bien philippin pour prendre un vif plaisir au scandale. Elle avait du mal à cacher sa jubilation sous les nouvelles qu’elle apportait.

— Madame, une dame dit qu’elle a un message de la part de Mendel, annonça-t-elle. Elle dit qu’il est désolé, il ne rentre pas à la maison. Pas de mariage aujourd’hui !

— Bien sûr qu’il rentre à la maison, répliqua Mrs Shpilman, luttant contre l’envie de gifler Betty. Jamais Mendel ne… – Elle se tut avant de pouvoir prononcer la suite. – Jamais Mendel ne partirait sans dire au revoir.

La femme qui apportait un message de son fils n’était pas une verbover. C’était une Juive moderne, vêtue modestement, par respect pour le voisinage, d’une élégante cape noire sur une longue jupe imprimée. Dix ou quinze ans de plus que Mrs Shpilman. Une créature aux cheveux et aux yeux sombres, qui en son temps avait dû être très belle. À l’entrée de son hôtesse, elle se leva d’un bond de la bergère proche de la fenêtre, disant qu’elle s’appelait Brukh. Son amie, une personne replète d’apparence pieuse, peut-être une satmar, portait une longue robe noire, des bas assortis et un chapeau à larges bords enfoncé sur une sheytl bas de gamme. Ses bas pochaient, et la boucle de strass de son ruban de chapeau, pauvre fille, se décollait. Sa voilette bouffait en haut à gauche d’une manière que Mrs Shpilman trouvait pathétique. En regardant cet être démuni, elle oublia momentanément les terribles nouvelles déversées par les deux femmes dans sa maison. Un sentiment de grâce l’envahit avec une force si pressante qu’elle eut du mal à le contenir. Elle aurait voulu prendre la femme mal fagotée dans ses bras et l’embrasser d’une manière qui durerait, qui consumerait sa tristesse. Elle se demanda si c’était là l’effet que cela faisait d’être Mendel en permanence.

— Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ? s’exclama-t-elle. Asseyez-vous.

— Vous m’en voyez désolée, madame Shpilman, répondit celle qui s’appelait Brukh, reprenant sa place, perchée tout au bord de sa bergère comme pour montrer qu’elle n’avait pas l’intention de rester.

— Avez-vous vu Mendel ?

— Oui.

— Et où est-il ?

— Il habite chez un ami. Il n’y restera pas longtemps.

— Il rentre à la maison.

— Non, non, excusez-moi, madame Shpilman. Mais vous pourrez atteindre Mendel par l’intermédiaire de cette personne. Chaque fois que vous en aurez besoin, où qu’il soit.

— Quelle personne ? Dites-moi. Qui est cet ami ?

— Si je vous le dis, vous devez me promettre de le garder pour vous. Sinon, Mendel dit… – Elle jeta un regard vers sa compagne comme si elle en espérait un soutien moral pour prononcer les huit mots suivants : vous n’entendrez plus jamais parler de lui.

— Mais ma chère, je ne veux plus entendre parler de lui, rétorqua Mrs Shpilman. Donc il ne sert vraiment à rien de me dire où il est ?

— Je suppose, madame.

— Sauf que si vous ne me dites pas où il est… et pas d’idiotie !… je vais devoir vous envoyer au garage Rudashevsky et les laisserai vous arracher ce renseignement à leur manière.

— Oh, voyons, je n’ai pas peur de vous ! s’écria celle qui s’appelait Brukh avec une curieuse pointe de sourire dans la voix.

— Non ? Et pourquoi cela ?

— Parce que Mendel m’a dit de ne pas avoir peur de vous.

Elle capta la confiance dans la voix et les manières de Brukh, entendit son écho. Un air de taquinerie, d’espièglerie, que Mendel imposait à toutes ses relations avec sa mère, ainsi qu’avec son redoutable père. Mrs Shpilman avait toujours pensé qu’il avait le diable au corps, mais elle se rendait compte à présent que c’était peut-être tout simplement un moyen de survie, une façon de se protéger. Un plumage pour son petit oiseau.

— C’est bien à lui de parler de ne pas avoir peur. Fuir ainsi son devoir et sa famille ! Pourquoi ne garde-t-il pas un peu de sa magie pour lui-même ? Dites-moi. Pourquoi ne vient-il pas montrer sa pitoyable et lâche personne et n’épargne-t-il pas à sa famille un abîme de déshonneur et de honte ? Pourquoi s’acharner sur une belle et innocente jeune fille ?

— Il le ferait s’il le pouvait, répondit Brukh, et la veuve à ses côtés qui n’avait pas soufflé mot poussa un soupir. J’en suis vraiment persuadée, madame Shpilman.

— Et pourquoi ne peut-il pas ? Expliquez-moi.

— Vous le savez.

— Non, je ne sais rien.

Mais si, elle le savait. Apparemment, ces deux inconnues qui étaient venues la voir pleurer le savaient aussi. Mrs Shpilman se laissa choir dans un fauteuil de style Louis XIV patiné blanc et garni de tapisserie, indifférente aux plis occasionnés à la soie de sa robe par son plongeon subit. Elle enfouit son visage dans ses mains et fondit en larmes. De honte et d’humiliation, de voir ruinés des mois et des années de projets, d’espoirs et de discussions, d’interminables ambassades et allées et venues entre les tribunaux de Verbov et de Shtrakenz. Mais surtout, confie-t-elle, elle avait pleuré sur elle-même. Parce qu’elle avait juré avec sa détermination habituelle de ne plus jamais revoir son fils unique gâté pourri bien-aimé.