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Quelle femme égoïste ! Ce n’était que plus tard qu’elle avait pensé à éprouver un regret fugace pour le monde que Mendel ne rachèterait jamais.

Après que Mrs Shpilman eut sangloté pendant une ou deux minutes, la veuve mal fagotée s’était levée de l’autre bergère pour venir se planter devant elle.

— Je vous en prie, avait-elle dit d’une voix épaisse, en posant une main potelée sur le bras de Mrs Shpilman, une main aux phalanges couvertes d’un fin duvet roux. On avait peine à croire que seulement vingt ans plus tôt Mrs Shpilman avait pu la fourrer tout entière dans sa bouche.

— Tu me fais marcher ! s’écria Mrs Shpilman, une fois qu’elle eut retrouvé sa présence d’esprit.

Après le choc initial qui lui avait donné un coup au cœur, elle avait senti un étrange soulagement. Si Mendel se cachait sous neuf enveloppes, alors huit de celles-ci étaient de la pure bonté. Une plus grande bonté qu’elle et son mari, des êtres coriaces qui avaient survécu et prospéré dans un monde rude, pouvaient avoir engendré avec leur chair, sans intervention divine d’aucune sorte. Mais la couche la plus intime de Mendel Shpilman, la neuvième, était un démon et l’avait toujours été, un shkots qui adorait donner des attaques à sa mère.

— Tu me fais marcher, répéta-t-elle.

— Non.

Il souleva sa voilette, lui laissant voir sa souffrance, ses incertitudes. Elle comprit qu’il craignait de commettre une grave erreur, et reconnut comme venant d’elle la détermination avec laquelle il voulait la commettre.

— Non, mama, répéta Mendel. Je suis venu te dire au revoir. – Puis, lisant à livre ouvert dans l’expression de sa mère, avec un sourire tremblant : Et non, je ne suis pas un travesti.

— Tu ne l’es pas ?

— Mais non !

— Pour moi, tu en as l’air.

— Tu t’y connais.

— Je veux que tu quittes cette maison.

Alors que ce qu’elle voulait, c’était qu’il reste caché dans son aile de la maison, déguisé comme il l’était, son bébé, son petit prince, son garçon diabolique…

— Je m’en vais.

— Je ne veux plus jamais te revoir. Je ne veux plus te téléphoner, je ne veux plus que tu me téléphones, je ne veux même pas savoir où tu es !

Elle n’avait qu’à appeler son mari et Mendel resterait. D’une certaine manière, ce n’était pas plus impensable que les réalités souterraines de sa vie confortable, « ils » l’obligeraient à rester.

— Très bien, mama, dit-il.

— Ne m’appelle plus comme ça !

— Très bien, madame Shpilman.

Et dans sa bouche, ces mots semblaient familiers, affectueux. Elle se remit à pleurer.

— Mais juste pour que tu saches, continua-t-il, j’habite chez un ami.

Serait-ce un amant ? Pouvait-il avoir mené une double vie ?

— Un ami ?

— Un vieil ami. Il m’aide, c’est tout. Mrs Brukh que tu vois m’aide aussi.

— Mendel m’a sauvé la vie, expliqua Mrs Brukh. Il y a longtemps.

— Elle est bien bonne ! dit Mrs Shpilman. Alors il vous a sauvé la vie. Ça lui fait une belle jambe.

— Madame Shpilman, intervint Mendel.

Il lui prit les mains et les serra entre ses paumes chaudes. Sa peau était d’un degré plus chaude que celle des autres. Quand on prenait sa température, le thermomètre indiquait 38,1 °C.

— Enlève tes mains, parvint-elle à dire. Immédiatement.

Il l’embrassa sur le sommet de la tête ; même à travers l’épaisseur des faux cheveux, l’empreinte de son baiser parut s’éterniser. Puis il lâcha ses mains, abaissa sa voilette et sortit de la pièce d’un pas pesant, les bas plissés, Mrs Brukh sur ses talons.

Un long moment, des heures, des années, Mrs Shpilman resta assise dans son fauteuil Louis XIV. Une sensation de froid l’envahit, une aversion glacée pour la Création, pour Dieu et Ses œuvres mal conçues. Au début, le sentiment d’horreur qui l’étreignait semblait être lié à son fils et à son péché, à son refus de se soumettre, avant de se muer ensuite en une horreur d’elle-même. Elle médita les crimes et les injustices qui avaient été commis dans son intérêt à elle, et tout ce mal n’était pourtant qu’une goutte d’eau dans une grande mer noire. Un lieu terrible, cette mer, cet abîme entre l’intention et l’Acte qu’on appelait « le monde ». La fuite de Mendel n’était pas un refus de se soumettre, c’était une soumission. Le Tsaddik Ha-Dor donnait sa démission. Il ne pouvait pas être ce que ce monde-là et ses Juifs, sous la pluie avec leurs peines de cœur et leurs parapluies, voulaient qu’il soit, ce que sa mère et son père voulaient qu’il soit. Il ne pouvait même pas être ce que lui-même voulait être. Elle espérait – toujours assise, elle priait le ciel – qu’un jour, au moins, il trouverait une voie pour être ce qu’il était.

Dès que sa prière se fut échappée de son cœur, son fils lui manqua. Elle se languissait de Mendel, se reprochant amèrement de l’avoir renvoyé sans avoir d’abord cherché à savoir où il se cachait, où il allait, comment elle pourrait le voir ou entendre sa voix de temps à autre. Puis elle ouvrit les mains qu’il avait serrées une dernière fois dans les siennes et découvrit, entortillée sur sa paume gauche, un petit bout de ficelle.

26.

— Oui, dit-elle, j’avais de ses nouvelles, de temps en temps. Je ne veux pas que son attitude vous paraisse cynique, inspecteur, mais en général c’était quand il avait des ennuis ou qu’il avait besoin d’argent. Des situations qui, dans le cas de Mendel, béni soit son nom, avaient tendance à coïncider !

— Quand était-ce la dernière fois ?

— Plus tôt cette année, au printemps dernier. Oui, je me souviens que c’était la veille d’Erèv Peysah’.

— En avril, alors. Vers…

La mère Rudashevsky sort un shoyfer Mazik dernier cri, commence à pianoter sur ses touches et trouve la date du jour précédant le premier soir de la Pâque. Landsman s’aperçoit, un peu stupéfait, que c’était aussi la dernière journée complète de la vie de sa sœur.

— D’où appelait-il ?

— D’un hôpital peut-être, je ne sais pas. J’entendais en arrière-plan une sono, un haut-parleur. Mendel m’a dit qu’il allait s’évanouir dans la nature, qu’il lui fallait disparaître quelque temps, qu’il ne pourrait pas m’appeler. Il m’a demandé de lui envoyer de l’argent à une boîte postale de Povorotny qu’il utilisait parfois.

— Vous a-t-il semblé avoir peur ?

Le voile tremble à la manière d’un rideau de théâtre, sous l’effet de l’agitation secrète régnant de l’autre côté. Elle incline lentement la tête.

— A-t-il expliqué pourquoi il devait disparaître ? A-t-il spécifié qu’il était traqué ?

— Je ne crois pas, non. Seulement qu’il avait besoin d’argent et qu’il allait disparaître.

— Et c’est tout.

— Autant que je… Non, si. Je lui ai demandé s’il mangeait bien. Parfois, il… ils oublient de manger…

— Je le sais.

— Et il m’a répondu : « Ne t’inquiète pas, je viens de manger un énorme morceau de tourte aux cerises. »

— Une tourte, répète Landsman. Une tourte aux cerises…