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— Ça vous évoque quelque chose ?

— On ne sait jamais, dit-il, mais il sent sa cage thoracique résonner sous le maillet de son cœur. Madame Shpilman, vous dites avoir entendu un haut-parleur. Pensez-vous qu’il pouvait vous téléphoner d’un aéroport ?

— Maintenant que vous le dites, oui.

Le véhicule ralentit, puis s’immobilise. Landsman se penche en avant pour jeter un œil par la vitre fumée. Ils sont devant l’hôtel Zamenhof. Mrs Shpilman ouvre sa vitre avec un bouton, et la grisaille de l’après-midi s’engouffre dans la voiture. Elle relève son voile et scrute la façade de l’établissement, la contemple un long moment. Une paire d’individus miteux, des alcooliques – une fois, Landsman a empêché un des deux d’uriner accidentellement dans le revers de pantalon de son compère –, sortent en titubant de la réception de l’hôtel, cramponnés l’un à l’autre, abri humain de fortune contre la pluie. Ils font tout un numéro avec une feuille de journal et la bourrasque, puis s’évanouissent clopin-clopant dans la nuit, duo de papillons de nuit déchirés. La reine de l’île Verbov rabaisse son voile et remonte sa vitre. Landsman sent les questions et les reproches bouillonner sous le tissu noir. Comment peut-il supporter de vivre dans un tel cloaque ? Pourquoi n’a-t-il pas mieux protégé le fils de la rebbetzen ?

— Qui vous a dit que j’habitais ici ? pense-t-il soudain à lui demander. Votre gendre ?

— Non, il n’a pas cru nécessaire de me le signaler. Je l’ai appris de l’autre inspecteur Landsman. La personne avec qui vous étiez marié autrefois…

— Elle vous a parlé de moi ?

— Elle a téléphoné aujourd’hui. Une fois, il y a bien des années, nous avions des ennuis avec un homme qui s’attaquait aux femmes. Un homme très méchant, un malade. Ça se passait S. Ansky Street, dans le Harkavy. Les femmes qui avaient été maltraitées refusaient d’en parler à la police. Votre ex-femme m’a été alors d’une aide précieuse, et j’ai toujours une dette envers elle. C’est une femme bien, un bon policier.

— Je n’en doute pas.

— Elle m’a convaincue que si vous montriez votre nez je serais peut-être bien inspirée de vous accorder ma confiance.

— C’était gentil de sa part, dit Landsman avec la plus grande sincérité.

— Elle a parlé de vous en des termes plus que flatteurs.

— Vous l’avez dit, madame, c’est une femme bien.

— Parce que vous n’êtes pas un homme bien ?

— Je ne crois pas l’avoir toujours été, répond Landsman. Elle est trop polie pour se plaindre.

— Cela remonte à quelques années, dit Mrs Shpilman. Mais, autant que je me souvienne, la politesse n’était pas le fort de cette Juive. – Elle appuie sur le bouton qui déverrouille la portière ; Landsman ouvre celle-ci et descend de l’arrière de la limousine. – Quoi qu’il en soit, je suis contente de ne pas avoir vu cet horrible hôtel avant, sinon je ne vous aurais jamais laissé approcher…

— Ce n’est pas grand-chose, bredouille Landsman, la pluie tambourinant sur le bord de son chapeau. Mais c’est chez moi.

— Non, ce n’est pas chez vous, réplique Batsheva Shpilman. Mais je suis sûre que c’est plus facile pour vous de le penser.

27.

— « Club des policiers yiddish », lit le pâtissier.

Il dévisage Landsman depuis l’autre côté de son comptoir d’acier, croisant les bras pour bien montrer qu’il n’est pas dupe des stratagèmes des Juifs, les yeux étrécis comme pour essayer de repérer une faute typographique sur le cadran d’une Rolex de contrefaçon. L’anglo-américain de Landsman est tout juste bon à le rendre suspect.

— C’est exact, acquiesce Landsman en déplorant que sa carte d’adhérent de la section sitkienne des Bras d’Ésaü, l’organisation fraternelle internationale des policiers juifs, soit écornée.

Malgré son écu à six pointes dans un coin et son texte écrit en yiddish, le document ne confère aucune autorité ni aucun poids. Pas même à Landsman, membre très bien considéré depuis vingt ans.

— Nous sommes présents dans le monde entier.

— Ça ne me surprend pas du tout, rétorque le pâtissier, affectant la rudesse. Mais, monsieur, je ne sers que des tourtes.

— Vous en prenez une ou pas ? intervient la femme du pâtissier.

Comme son mari, elle est pâle et imposante. Ses cheveux ont la teinte incolore d’une feuille de papier d’aluminium sous un éclairage blafard. Leur fille se cache dans l’arrière-boutique, au milieu des fruits et des pâtes à tarte. Pour les pilotes du Grand Nord, les chasseurs, les équipes de secours et les autres habitués qui fréquentent l’aérodrome de Yakobi, c’est un coup de chance d’apercevoir la fille du pâtissier. Landsman ne l’a pas vue depuis des années.

— Si vous ne voulez pas de tourte, il n’y a aucune raison de perdre votre temps à ce guichet. Les gens derrière vous ont des avions à prendre.

Elle ôte la carte des mains de son mari et la restitue à Landsman. Il ne se formalise pas de sa brusquerie. L’aérodrome de Yakobi est une escale clé sur la route du Nord des avocats marrons, charlatans, escrocs et promoteurs immobiliers véreux du monde entier. Braconniers, contrebandiers, Russes rebelles, fourmis de la drogue, criminels indigènes, irréductibles Yankees. La juridiction de Yakobi n’a jamais été totalement définie. Juifs, Indiens et Klondikes ont tous leurs revendications. La tarte de la pâtissière a plus de moralité que sa clientèle. La dame n’a aucune raison de croire ou de bichonner Landsman, avec sa carte de pacotille et son carré de cheveux rasés à la nuque. Son manque d’égards, cependant, pousse ce dernier à regretter vivement le retrait de sa plaque. S’il avait sa plaque, il aurait répondu : « Les gens derrière moi peuvent aller se faire foutre, madame, et vous pouvez vous offrir un bon petit lavement à la mûre ! » Finalement, il fait semblant de prendre en considération les individus qui forment une queue modérément longue derrière lui. Un pêcheur, des kayakistes, des affairistes au petit pied, quelques cadres d’entreprise.

Chacun d’eux s’avance avec son petit bruit ou son spécimen de sémaphore sourcilier pour montrer qu’il a faim de tourte aux cerises et s’impatiente contre Landsman et sa pièce d’identité écornée.

— Je voudrais une part de crumble aux pommes, dit Landsman. Dont je garde un tendre souvenir…

— Le crumble, c’est ce que je préfère, approuve la femme, se radoucissant légèrement avant d’envoyer d’un signe de tête son mari dans l’arrière-cuisine où, sur un plat à gâteau étincelant, attend le crumble, un tout frais, entier. Un café ?

— Oui, s’il vous plaît.

— À la mode*{Les phrases ou expressions en italique et signalés par un astérisque sont en français dans le texte original. (N.d.T.)} ?

— Non, merci. – Landsman glisse la photo de Mendel Shpilman sur le comptoir. – À mon tour de vous poser une question. Vous l’avez déjà vu ?

La femme examine la photo, chacune de ses mains prudemment coincée sous l’aisselle opposée. Landsman sait qu’elle reconnaît Shpilman au premier coup d’œil. Puis elle se tourne pour débarrasser son époux d’une assiette en carton garnie d’une part de crumble. Elle la pose sur un plateau avec une petite tasse de café en polystyrène et une fourchette en plastique enroulée dans une serviette en papier.

— Deux dollars cinquante, dit-elle. Allez vous asseoir à côté de l’ours.

L’ours avait été abattu par des Yids des années 1960. Des médecins, à en croire leurs bonnets de ski et leurs Pendleton, débordant de la curieuse virilité binoclarde de cette période glorieuse de l’histoire du district de Sitka. Un carton, gravé en yiddish et en anglo-américain, est épinglé au mur sous la photographie des cinq hommes fatidiques. On y apprend que l’ours, tué non loin de Lisianski, mesurait 3,70 mètres pour un poids de 400 kilos. Seul son squelette est conservé dans la vitrine près de laquelle Landsman s’installe avec sa portion de crumble aux pommes et sa tasse de café. Il s’est déjà assis là maintes fois par le passé pour contempler ce redoutable xylophone en ivoire au-dessus d’une part de gâteau. Très récemment, il se trouvait là avec sa sœur, peut-être un an avant sa mort. Il travaillait alors sur l’affaire Gorsetmacher. Elle venait de débarquer un groupe de pêcheurs qui revenaient du Grand Nord.