Выбрать главу

Landsman pense à Naomi. C’est un luxe, comme une part de gâteau. C’est aussi dangereux et bienvenu qu’un verre. Il imagine un dialogue avec Naomi, les mots avec lesquels elle se moquerait de lui et le ridiculiserait si elle était encore là. Pour ses galipettes sanglantes dans la neige avec ces idiots de Zilberblat. Pour avoir bu du soda avec une vieille bigote à l’arrière de ce 4 × 4 surdimensionné. Pour penser qu’il pouvait survivre à son problème d’alcoolisme et rester dans le coup assez longtemps pour trouver l’assassin de Mendel Shpilman. Pour la perte de sa plaque. Pour manquer de l’indignation nécessaire vis-à-vis de la rétrocession, pour ne pas avoir de position sur le sujet. Naomi clamait qu’elle détestait les Juifs pour leur humble résignation au destin, pour la confiance qu’ils accordaient à Dieu ou aux Gentils. Mais enfin, Naomi avait une position sur tout. Elle travaillait et entretenait ses positions, les fignolait et les soignait aux petits oignons. Elle aurait aussi, songe Landsman, critiqué son choix de ne pas avoir pris le crumble à la mode*.

— Club des policiers yiddish, répète la fille du pâtissier en s’asseyant sur le banc, à côté de Landsman.

Elle a retiré son tablier et s’est lavé les mains. Au-dessus des coudes, ses bras semés de taches de rousseur sont blancs de farine, il y a même de la farine dans ses sourcils blonds. Elle porte les cheveux noués en arrière par un élastique noir. À peu près du même âge que Landsman, elle est d’une laideur qu’on n’oublie pas, avec ses yeux d’un bleu liquide. Elle sent le beurre et le tabac, à quoi s’ajoute un aigre relent de pâte à tarte qu’il trouve étrangement érotique. Elle allume une cigarette mentholée, souffle un jet de fumée dans sa direction.

— C’est nouveau. – Elle plante la cigarette dans sa bouche puis tend la main pour prendre la carte d’adhérent, feint de n’avoir aucun mal avec son intitulé. – Je sais lire le yiddish, vous savez, reprend-elle enfin. Ce n’est pas comme si c’était du putain d’aztèque ou que sais-je encore…

— Je suis vraiment policier, proteste Landsman. Mais mon enquête est d’ordre privé aujourd’hui. Voilà pourquoi je ne sors pas ma plaque.

— Montrez-moi sa trombine, dit-elle.

Landsman lui tend la photo d’identité judiciaire de Mendel Shpilman. Elle hoche la tête et la carapace de sa lassitude se fend le long d’une jointure éphémère.

— Mademoiselle, vous le connaissiez ?

Elle lui rend la photo, secoue la tête avec un froncement de sourcils dédaigneux.

— Que lui est-il arrivé ? demande-t-elle.

— Il a été assassiné. D’une balle dans la tête.

— C’est moche, murmure-t-elle. Oh, Seigneur !

Landsman sort un paquet neuf de mouchoirs en papier de la poche de son pardessus et le lui fait passer. Elle se mouche, puis roule le mouchoir dans son poing.

— Comment l’avez-vous connu ? s’enquiert Landsman.

— Je l’ai pris en voiture, dit-elle. Une fois, c’est tout.

— Pour l’emmener où ?

— À un motel sur la nationale 3. Il me plaisait, il était drôle, charmant. Un garçon sans prétention, un peu déboussolé. Il m’a dit qu’il avait… vous savez… un problème de drogue, mais qu’il essayait de s’en sortir. Il avait l’air… c’est juste qu’il avait une manière d’être bien à lui.

— Réconfortante ?

— Mmm. Non, c’est juste que… euh… je ne sais pas. Il était vraiment là. Pendant une heure j’ai cru que j’étais amoureuse de lui.

— Mais vous ne l’étiez pas ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’en avoir le cœur net, je pense.

— Vous avez couché avec lui ?

— Vous êtes un flic, O.K., réplique-t-elle. Un noz, c’est ça ?

— Exact.

— Non, je n’ai pas couché avec lui. Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait. Je me suis invitée dans sa chambre d’hôtel. Je crois que j’étais accro, vous savez. Je me suis jetée à sa tête. Ça ne lui a fait aucun effet. Comme je vous l’ai dit, il était super-adorable et tout, mais il était en mauvais état. Ses dents ! En tout cas, je crois qu’il a capté.

— Qu’il a capté quoi ?

— Que j’ai… j’ai un petit problème aussi, quand je drague les mecs. C’est pour ça que je ne les drague pas beaucoup. Ne vous faites pas d’idées, vous ne me plaisez pas du tout.

— Non, madame.

— J’ai suivi une thérapie, en douze étapes. Je suis re-née. Le seul truc qui m’a vraiment aidée, c’est de faire des tourtes.

— Pas étonnant qu’elles soient si bonnes !

— Ah !

— Il n’a pas réagi à vos avances.

— Il ne voulait pas, il a été très gentil. Il a reboutonné mon chemisier, je me suis sentie redevenue une petite fille. Puis il m’a donné quelque chose. Quelque chose que je pouvais garder, il m’a dit.

— Qu’est-ce que c’était ?

Elle baisse les yeux et le sang lui monte si fort au visage que Landsman entend presque battre son cœur. Les mots suivants sont voilés, chuchotés.

— Sa bénédiction, souffle-t-elle. – Puis, plus distinctement : Il a dit qu’il me donnait sa bénédiction.

— À propos, je suis presque certain qu’il était gay, commente Landsman.

— Je sais. Il m’en a parlé, sans employer ce mot. En fait, il n’a employé aucun mot ou alors je ne m’en souviens pas. Je crois que ce qu’il a dit, c’est qu’il ne voulait plus se torturer avec ça. Il affirmait que l’héro était plus simple et plus fiable. L’héroïne et les dames.

— Les échecs, il jouait aux échecs.

— Comme vous voulez. J’ai toujours sa bénédiction, non ?

Il semble vital pour elle que la réponse à sa question soit oui.

— Oui, dit Landsman.

— Drôle de petit Juif ! Ce qui est dingue, je ne sais pas, on dirait que ça a marché.

— Qu’est-ce qui a marché ?

— Sa bénédiction, je veux dire, j’ai un petit ami maintenant. Un vrai. Nous sortons ensemble, c’est très bizarre.

— Je suis heureux pour vous deux, dit Landsman en ressentant une pointe d’envie pour elle, pour tous ces gens qui ont eu la chance de recevoir la bénédiction de Mendel.

Il songe à toutes les fois où il a dû passer devant Mendel, à toutes ces occasions perdues.

— Alors, quand vous l’avez accompagné au motel, vous dites que c’était seulement un… enfin… un partenaire de rencontre. C’était juste que vous… vous aviez dans l’idée de… vous savez !

— Me le taper ? Non. – Elle écrase sa cigarette de la pointe de sa botte en peau de mouton. – C’était un service que je rendais à une amie à moi. De le conduire en auto, je veux dire. Elle connaissait ce mec. Frank, elle l’appelait. Elle l’avait ramené en avion de quelque part jusqu’ici. Elle était pilote. Elle m’a demandé de le prendre en voiture, de l’aider à trouver un endroit où se loger. Une piaule sur le plancher des vaches, qu’elle m’a dit. Alors, bien sûr, j’ai promis de le faire.

— Naomi, murmura Landsman. C’était elle votre amie ?