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— Oui, oui. Vous la connaissiez ?

— Je sais qu’elle adorait les tourtes. Ce Frank, c’était un de ses clients ?

— Je pense, je ne sais pas vraiment. Je n’ai pas posé de questions. Mais ils ont débarqué ici ensemble. Il avait dû louer ses services. Vous pourriez probablement vous renseigner, avec la belle carte que vous avez !

Landsman sent ses membres s’engourdir, un engourdissement bienvenu, un sentiment de fatalité qui est indiscernable de la sérénité, semblable à la piqûre d’un reptile prédateur qui préfère avaler ses victimes vivantes et paisibles. La fille du pâtissier incline la tête vers la part de crumble intacte sur son assiette en carton, accaparant l’espace libre entre eux sur le banc.

— Vous me faites de la peine.

28.

Sur toutes les photos d’eux prises pendant une longue période de leur enfance, Landsman pose devant l’objectif, un bras autour des épaules de sa sœur. Sur les plus anciennes, le haut de la tête de Naomi lui arrive à peine à la taille. Sur la dernière de la série, une ombre de moustache orne la lèvre supérieure de Landsman et il est plus grand de trois ou cinq centimètres. La première fois qu’on repérait cette tendance sur les images, ça semblait mignon tout plein : le grand frère qui veillait sur sa petite sœur. Sept ou huit photos plus tard, le geste protecteur prenait un air menaçant. Au bout d’une douzaine, on commençait à s’inquiéter pour les enfants Landsman. Serrés l’un contre l’autre, souriant bravement à l’appareil, on aurait dit des enfants méritants dans la colonne d’adoption d’un journal.

— Rendus orphelins par une tragédie, a dit Naomi, un soir qu’elle tournait les pages d’un vieil album.

Les pages étaient du carton huilé, recouvert d’une feuille gaufrée de polyuréthane pour maintenir les photos en place. La couche de plastique conférait à la famille montrée dans l’album un air hors du temps, comme si elle avait été ensachée à titre de pièce à conviction.

— Deux gamins adorables en quête d’un foyer.

— Sauf que Freydl n’était pas encore morte, avait rétorqué Landsman, conscient qu’il lui ouvrait une autoroute.

Leur mère était décédée après un âpre combat contre un cancer foudroyant, ayant vécu juste assez longtemps pour que Naomi lui brise le cœur en arrêtant ses études.

— Maintenant, tu m’expliques, avait supplié Naomi.

Dernièrement, en regardant ces photos, Landsman se voit comme quelqu’un qui essaie de garder sa sœur sur terre, de l’empêcher de décoller pour aller s’écraser contre une montagne.

Naomi était une enfant casse-cou, bien plus casse-cou que Landsman n’avait jamais eu besoin de l’être. Plus jeune de deux ans, elle était assez proche de son frère pour que tout ce qu’il fasse ou dise représente un but à dépasser ou une théorie à réfuter. Petite, un garçon manqué et, femme, une allure hommasse. Quand un ivrogne lui demandait si elle était lesbienne, elle répondait : « En tout, sauf pour les préférences sexuelles. »

C’était un ancien petit ami qui lui avait communiqué la passion de voler. Landsman ne lui avait jamais demandé ce qui l’attirait là-dedans, pourquoi elle avait travaillé si dur et si longtemps pour obtenir son brevet et pénétrer dans le monde machiste des pilotes du Grand Nord. Elle n’était pas du genre à se perdre en de vaines spéculations, sa risque-tout de sœur. Mais, à ce que comprend Landsman, les ailes d’un avion livrent une bataille permanente à l’air qui les enveloppe, le fendant, le défléchissant et le gauchissant, le déformant et l’écartant. Elles luttent contre lui comme un saumon lutte contre le courant de la rivière où il va mourir. Tel le saumon – ce Sioniste aquatique, rêvant toujours de sa source fatale –, Naomi avait épuisé toutes ses forces et son énergie dans ce combat.

Non que cet effort ait jamais transparu dans ses manières carrées, son air trop sûr d’elle, son sourire. Elle avait le même chic qu’Errol Flynn pour montrer un visage impassible seulement quand elle blaguait, et pour sourire comme si elle avait gagné le gros lot chaque fois qu’elle en voyait de dures. Qu’on colle une fine moustache à cette Yid et on aurait pu l’envoyer se balancer au gréement d’un trois-mâts, le sabre à la main ! Pas compliquée, la petite sœur de Landsman. De ce point de vue, elle était unique parmi les femmes de sa connaissance.

— C’était une sacrée oie arctique, dit le directeur de la navigation aérienne de la tour de contrôle de l’aérodrome de Yakobi, Larry Spiro, un Juif maigre aux épaules voûtées, originaire de Short Hills, dans le New Jersey.

Un « Mexicain », ainsi que les Juifs de Sitka appellent leurs cousins du Sud ; les Juifs mexicains, eux, surnomment ceux de Sitka les « icebergs » ou les « Élus gelés ». Les épais verres optiques de Spiro corrigent son astigmatisme ; derrière eux, ses yeux expriment une hésitation toute sceptique. Sa tête est hérissée de cheveux gris et drus, pareils aux traits marquant l’indignation dans les dessins humoristiques de la presse. Il porte une chemise en oxford blanche avec son monogramme brodé sur la poche et une cravate rayée rouge et or. Lentement, savourant à l’avance le verre de bourbon posé devant lui, il remonte ses manches. Ses dents sont de la couleur de son col de chemise.

— Bon Dieu !

À l’exemple des trois quarts des Mexicains qui travaillent dans le district, Spiro se raccroche farouchement à la langue américaine. Pour un Juif de la côte est, le district de Sitka représente l’exil des exils, Hatzeplatz, le demi-arpent du fin fond de nulle part. Parler anglo-américain, pour un Juif comme Spiro, c’est continuer à vivre dans le monde réel, se promettre d’y revenir bientôt. Il sourit.

— Je n’ai jamais vu une femme s’attirer autant d’ennuis.

Installés au snack de l’Ernie’s Skagway Bar and Grill, au milieu du bloc bas en tôles d’aluminium qui constituait l’aérogare du temps où ce n’était qu’un terrain d’aviation à la limite du Grand Nord, ils attendent leurs steaks dans un box du fond. L’Ernie’s Skagway est considéré par beaucoup comme le seul restaurant de grillades correct entre Anchorage et Vancouver. Ernie importe ses steaks quotidiennement du Canada, sanguinolents et conservés dans de la glace. Le décor est minimaliste : vinyle, stratifié et acier. Les assiettes sont en plastique, les serviettes du même papier gaufré que celui des tables d’auscultation. On passe sa commande au comptoir, puis on s’assied avec un numéro fiché sur un pique-notes. Les serveuses sont connues pour leur retour d’âge, leur mauvais caractère et un air de famille avec les cabines des semi-remorques. L’atmosphère ambiante est le produit de la licence de débit de boissons et de la clientèle : pilotes, chasseurs et pêcheurs, et puis l’ordinaire mélange yakobien de shtarkers et d’opérateurs sous le manteau. Un vendredi soir en saison, on peut tout acheter ou tout vendre, de la viande d’élan au chlorhydrate de kétamine, et entendre en prime quelques-uns des plus beaux mensonges jamais formulés.

Le lundi soir, à six heures, c’est en général le personnel de l’aéroport plus quelques pilotes en goguette qui occupent le bar. Juifs tranquilles, ouvriers, hommes à la cravate en tricot, et un unique pilote américain du Grand Nord qui, dans un yiddish malaisé, prétend avoir une fois parcouru cinq mille cent kilomètres sans se rendre compte qu’il volait sur le dos. Le bar en soi est un monstre incongru – faux style victorien en chêne – réchappé de la faillite d’une franchise de grills américaine de Sitka.

— Des ennemis, dit Landsman. Du début à la fin.

Spiro fronce le sourcil. C’était lui, le contrôleur de service à Yakobi, quand l’avion de Naomi s’était écrasé contre le mont Dunkelblum. Spiro n’aurait rien pu faire pour empêcher l’accident, mais le sujet lui est pénible. Il ouvre la fermeture Éclair de son porte-documents en nylon et en sort une imposante chemise bleue. Celle-ci contient un épais document attaché par un gros trombone et quelques feuilles volantes.