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— J’ai jeté un nouveau coup d’œil au récapitulatif, déclare-t-il d’un ton morne. Le temps était correct, son avion légèrement en retard sur l’horaire. La dernière communication de votre sœur tenait de la routine.

— Mmm, marmonne Landsman.

— Cherchez-vous un élément nouveau ?

Bien que pas tout à fait compatissant, le ton de Spiro est prêt à le devenir si nécessaire.

— Je n’en sais rien, Spiro. Je cherche, c’est tout.

Landsman prend la chemise et feuillette rapidement le gros document – une copie de la décision finale de l’enquêteur de la F.A.A., l’Administration de l’aviation fédérale –, puis le pose de côté et extrait une des feuilles volantes de dessous.

— Voilà le plan de vol que vous m’avez demandé, celui du matin de l’accident.

Landsman étudie le formulaire portant l’intention du pilote Naomi Landsman de transporter un passager à bord de son Piper Super Cub de Peril Strait, Alaska, à Yakobi, D.S. Le document a l’air d’une sortie d’imprimante, avec ses espaces blancs soigneusement remplis par du Times Roman 12.

— Elle a donc trouvé ce client par téléphone, c’est ça ? – Landsman vérifie le tampon horaire. – Le matin même, à cinq heures trente.

— Elle se servait du système automatique, oui. Les trois quarts le font.

— Peril Strait, lit Landsman. Où est-ce ? Près de Tenakee, non ?

— Plus au sud.

— Alors il s’agit de quoi ?… D’un vol de deux heures d’ici à là ?

— Plus ou moins.

— Je présume qu’elle était optimiste, réfléchit Landsman. Elle a fixé son heure d’arrivée à six heures et quart. Quarante-cinq minutes à compter du moment où ce truc a été rempli.

Spiro possède le genre de mental à être à la fois attiré et révulsé par l’anomalie. Il reprend la chemise à Landsman et la retourne vers lui. Il feuillette la pile de documents qu’il a réunis et photocopiés après avoir accepté de se laisser offrir un steak par Landsman.

— Elle est bien arrivée à six heures et quart, affirme-t-il. C’est noté juste ici, sur le carnet de vol de l’A.F.S.S., l’Association des fournisseurs de logiciels de fret. Six heures dix-sept.

— Donc, ou… Laissez-moi mettre les choses au clair. Ou elle a effectué l’étape de deux heures de Peril Strait à Yakobi en moins de quarante-cinq minutes, ou alors… ou alors elle a modifié son plan de vol pour venir à Yakobi alors qu’elle volait déjà à destination de quelque part ailleurs.

Les steaks arrivent ; la serveuse arrache leur numéro du pique-notes et leur sert leurs gros pavés de bœuf canadien. Leur odeur est aussi alléchante que leur apparence. Spiro les ignore. Il en a oublié son verre, il passe la pile de pages en revue.

— O.K., voilà le jour précédent. Elle a transporté trois passagers de Sitka à Peril Strait. Elle a décollé à quatre heures et liquidé son plan de vol à six heures et demie. O.K., alors il fait nuit quand ils débarquent là-bas. Elle décide d’y passer la nuit. Puis, le lendemain matin… – Spiro s’interrompt. – Euh !

— Quoi ?

— Voilà… Je pense que c’était son plan de vol d’origine. On dirait qu’elle avait l’intention de regagner Sitka le lendemain matin à l’origine. Pas d’aller jusqu’à Yakobi.

— Avec combien de passagers ?

— Aucun.

— Après avoir volé un moment, prétendument en direction de Sitka et seule, mais en réalité avec un mystérieux passager à bord, elle change brusquement de destination et rejoint Yakobi.

— C’est ce qu’il semble.

— Peril Strait, répète Landsman. Qu’y a-t-il donc à Peril Strait ?

— Comme partout, des élans, des ours, des cerfs, du poisson… Tout ce qu’un Juif a envie de tuer.

— Je ne crois pas, objecte Landsman. Je ne crois pas qu’il s’agissait d’une partie de pêche.

Spiro fronce une nouvelle fois le sourcil, puis se lève et se dirige vers le bar. Il se glisse à côté du pilote américain et tous deux parlent ensemble. Le pilote semble circonspect, peut-être est-ce sa nature. Mais il incline la tête et suit Spiro jusqu’à leur box.

— Rocky Kitka, présente Spiro. Inspecteur Landsman.

Ensuite, il s’assied et attaque son steak.

Kitka porte un pantalon de cuir noir et un gilet assorti à même la peau, laquelle est couverte de tatouages indiens, des poignets à la ceinture de son caleçon en passant par le cou. Des baleines aux énormes fanons, des castors et, sur le biceps gauche, un serpent ou une anguille à l’œil sournois.

— Vous êtes pilote ? s’enquiert Landsman.

— Non, je suis policier. – Il rit de son trait d’esprit avec une candeur touchante.

— Peril Strait, reprend Landsman. Vous y êtes déjà allé ?

Kitka secoue la tête, mais Landsman ne le croit pas.

— Vous savez quelque chose sur ce coin ?

— Juste l’air qu’il a vu du ciel.

— Kitka, insiste Landsman. C’est un nom amérindien.

— Mon père est tlingit, ma mère irlando-écossaise, allemande et suédoise. On trouve presque tout dans mon sang, sauf du sang juif.

— Beaucoup d’Amérindiens à Peril Strait ?

— Rien que ça.

Kitka répond avec une autorité ingénue, puis se souvient avoir affirmé ne rien savoir sur Peril Strait. Ses yeux se détachent de Landsman pour se poser sur le steak ; il a l’air complètement affamé.

— Pas de Blancs ?

— Un ou deux peut-être, cachés au fond des criques.

— Et des Juifs ? insiste Landsman.

Une lueur protectrice de dureté s’allume dans les yeux de Kitka.

— Comme je l’ai dit, je connais juste pour avoir survolé.

— Je mène une petite enquête, dit Landsman. Il s’avère qu’il pourrait y avoir là-bas quelque chose d’intéressant pour un Juif de Sitka.

— C’est l’Alaska là-bas ! s’exclame Kitka. Un keuf yid, avec tout le respect que je vous dois, il peut poser des questions toute la journée dans ce secteur, il y a personne pour y répondre.

Landsman s’écarte sur la banquette.

— Allez, mon grand, propose-t-il en yiddish. Arrêtez de le dévorer des yeux. Il est à vous, je n’y ai pas touché.

— Vous n’allez pas le manger ?

— J’ai perdu l’appétit, je ne sais pas pourquoi.

— C’est le « New York », hein ? J’adore le « New York ».

Kitka s’assied. Landsman glisse l’assiette vers lui. Il boit sa tasse de café et regarde les deux hommes engloutir leur dîner. Kitka a l’air beaucoup plus heureux après avoir fini de manger, moins circonspect, moins inquiet de se faire avoir.

— Merde ! ça c’est de la bonne viande ! s’exclame-t-il.

Il boit une longue gorgée d’eau glacée à son demi de plastique rouge. Il fixe Spiro, puis détourne les yeux, les reporte sur Landsman, puis regarde encore ailleurs avant de fixer le fond de son verre.

— La reconnaissance du ventre, dit-il amèrement. Puis : Ils ont une sorte de centre d’accueil fermé, c’est ce que j’ai entendu dire. Pour les Juifs religieux accros à la drogue et tout ce qui s’ensuit… Je crois que même vos barbus, ils touchent aux drogues, à l’alcool et à la délinquance…

— Ça se tient, ils voulaient le mettre quelque part à l’écart, commente Spiro. Pour éviter le scandale.

— Je ne sais pas, tempère Landsman. Ce n’est pas facile d’obtenir l’autorisation de créer une entreprise juive de quelque nature que ce soit de l’autre côté de la frontière. Même une société philanthropique telle que celle-là…