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— Comme je l’ai dit, ajoute Kitka, j’ai juste entendu deux ou trois trucs. C’est sans doute des conneries.

— Bizarre, murmure Spiro, replongé dans le monde de son dossier, dont il tourne et retourne nerveusement les pages.

— Dites-moi ce qui est bizarre, demande Landsman.

— Eh bien, je parcours ces papiers en tous sens, et vous savez ce que je ne trouve plus ? Je ne trouve plus son plan de vol pour… pour le dernier. Le retour de Yakobi à Sitka. – Il sort son shoyfer, enfonce deux touches et attend. – Je suis sûr qu’elle en a rempli un. Je me rappelle l’avoir vu. Bella ? C’est Spiro. Tu es occupée ? Oui, oui. D’accord. Écoute. Peux-tu vérifier quelque chose pour moi ? J’ai besoin que tu me tires un plan de vol du système. – Il donne le nom du directeur de navigation en service à l’époque et la date et l’heure du dernier vol de Naomi. – Tu peux lancer une recherche ? Ouais.

— Connaissiez-vous ma sœur, monsieur Kitka ? s’enquiert Landsman.

— On peut dire ça, répond Kitka. Elle m’a botté le cul une fois.

— Bienvenue au club.

— Ce n’est pas possible ! s’exclame Spiro d’une voix tendue. Peux-tu vérifier encore ?

Plus personne ne dit rien. Les deux autres se bornent à regarder Spiro qui écoute Bella à l’autre bout du fil.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, Bella, conclut Spiro. Je rentre.

Il coupe la communication, l’air de trouver soudain indigeste son magnifique steak.

— Qu’y a-t-il ? demande Landsman. Que se passe-t-il ?

— Elle ne trouve plus le plan de vol dans le système. – Il se lève et rassemble les pages éparses du dossier de Naomi. – Mais je sais que c’est impossible, parce qu’il est référencé ici dans le rapport d’accident… – Il marque une pause. – Ou non.

Une nouvelle fois, il feuillette d’avant en arrière l’épaisse liasse agrafée de pages tapées en petits caractères renfermant les conclusions de l’enquête de la F.A.A. sur la rencontre fatale de Naomi avec le versant nord-ouest du mont Dunkelblum.

— Quelqu’un a touché à ce dossier, profère-t-il enfin, involontairement d’abord, sa bouche réduite à une fente.

Il se détend progressivement, se relâche à mesure que cette conclusion s’impose à son esprit :

— Quelqu’un de poids.

— Quelqu’un de poids, répète Landsman. Le genre de poids qu’il faut, par exemple, pour obtenir l’autorisation de construire un centre de désintoxication sur une terre du Bureau des Affaires indiennes ?

— Trop de poids pour moi, dit Spiro, rabattant la couverture du dossier, qu’il coince sous son bras. Je ne peux plus vous suivre, Landsman, je suis désolé. Merci pour le steak.

Après son départ, Landsman sort son téléphone portable et compose un numéro commençant par l’indicatif de l’Alaska. Quand une femme répond à l’autre bout de la ligne, il demande :

— Wilfred Dick.

— Doux Jésus, souffle Kitka. Attention !

Mais Landsman n’a droit qu’à un sergent de l’accueil.

— L’inspecteur principal n’est pas là, l’informe le sergent. De quoi s’agit-il ?

— Vous savez peut-être quelque chose, je ne sais pas, moi, sur un foyer d’accueil installé à Peril Strait ? demande Landsman. Des médecins barbus ?

— Vous voulez parler de Beth Tikkun ? dit le sergent, comme si c’était une jeune Américaine dont le nom rimerait avec chicken. Je connais.

Le ton de sa voix laisse entendre que cette information ne lui a pas porté bonheur et n’est pas près de le faire de sitôt.

— J’aimerais peut-être visiter les lieux, dit Landsman. Disons demain. Vous pensez que ce serait possible ?

Le sergent semble ne pas pouvoir trouver une réponse pertinente à cette question en apparence pourtant simple.

— Demain, répète-t-il enfin.

— Oui, j’ai pensé aller là-bas en avion. Jeter un coup d’œil dans le coin.

— Euh !

— Qu’y a-t-il, sergent ? Ce fameux Beth Tikkun est-il tout à fait honnête ?

— C’est affaire d’opinion, répond le sergent. L’inspecteur principal Dick ne nous permet pas d’en avoir. Je m’empresse de lui signaler votre appel.

— Vous avez un appareil, Rocky ? lance Landsman, coupant la communication du médius.

— Je l’ai perdu au poker, avoue Kitka. C’est comme ça que j’ai fini par travailler pour un propriétaire juif.

— Il n’y a pas de mal.

— Ç’est ça, il n’y a pas de mal.

— Alors, disons que j’ai envie de visiter ce temple de la guérison niché à Peril Strait !

— En fait, j’ai un passager demain, déclare Kitka. Pour Freshwater Bay. Je dois pouvoir faire un léger détour à droite sur le chemin. Mais je n’ai pas l’intention de poireauter en laissant tourner le compteur. – Il lui adresse son sourire de castor. – Et ça va vous coûter vachement plus cher qu’un steak !

29.

Une plaque d’herbe, une broche verte épinglée au col d’une montagne sur une ample cape noire de sapins. Au centre de la clairière, une poignée d’habitations recouvertes de bardeaux bruns rayonnent à partir d’une fontaine circulaire, reliées par des chemins et séparées par des carrés matelassés de pelouse et de gravier. Tout au fond, un terrain de foot tracé à la chaux, entouré d’une piste ovale. L’endroit a un petit air d’internat, d’école privée isolée pour jeunesse dorée rebelle. Une demi-douzaine d’éléments masculins courent sur la piste en short et sweat-shirt à capuche. D’autres sont assis ou étendus à plat ventre au centre du terrain, occupés à s’étirer avant l’entraînement, bras et jambes dessinant des angles au sol. Un alphabet humain disséminé sur une page verte. Au moment où l’avion vire sur l’aile au-dessus du terrain de jeu, les capuches des sweat-shirts se braquent sur son fuselage telles les bouches d’une défense antiaérienne. En plein ciel il est difficile d’être sûr, mais, de l’avis de Landsman, les hommes bougent et s’arrêtent et étirent leurs jambes longues et pâles comme le feraient de jeunes types en parfaite santé. Un autre individu en combinaison sombre sort des plis de la forêt. Il suit l’arc de cercle du Cessna, le bras droit plié et pressé contre le visage, en criant : « Nous avons de la visite. » Derrière les bois, Landsman aperçoit un lointain reflet vert, un toit, quelques taches blanches çà et là, peut-être des congères.

Kitka remet les gaz avant de faire demi-tour dans une vibration de tôles gémissantes et cliquetantes ; l’appareil descend brusquement, puis perd peu à peu de la vitesse, avant de toucher l’eau avec un dernier claquement. Peut-être est-ce Landsman qui a gémi.

— Je n’ai jamais cru que je dirais ça, déclare Kitka alors que le moteur Lycoming ne tourne plus qu’au ralenti, permettant aux passagers de s’entendre penser. Mais six cents dollars ne me paraissent pas assez !

À une demi-heure de Yakobi, Landsman avait décidé de pimenter leur vol d’une judicieuse couche de vomi. L’appareil avait été mis à mal par le fumet de vingt ans de viande d’élan faisandée, et Landsman par le remords d’avoir manqué à sa promesse, faite après la mort de Naomi, de supprimer les voyages en petit avion. Tout de même, son numéro de mal de l’air tient de l’exploit, vu le peu de nourriture qu’il a absorbée au cours des quelques derniers jours.

— Excusez-moi, Rocky, bredouille-t-il, tentant de sortir son moral et sa voix de ses chaussettes. Je n’étais pas encore prêt à voler, je pense.

Le dernier déplacement aérien de Landsman avait eu lieu avec sa sœur à bord de son Super Cub, sans incident. Mais l’appareil était fiable, Naomi une pilote expérimentée, la météo favorable et Landsman ivre. Cette fois-ci, en revanche, il avait affronté les cieux dans un état amer de sobriété. Trois cafetières d’une lavasse de motel avaient ébranlé son système nerveux. Il avait volé, à la merci conjointe d’une saute de vent soufflant du Yukon et d’un mauvais pilote, un de ceux que la prudence rendait casse-cou, et le manque d’assurance téméraires. Landsman tanguait dans les sangles de toile du vieux 206 fatigué que la direction de la Turkel Régional Airways avait jugé bon de confier à Rocky Kitka. Le zinc grondait, tremblait et vibrait. Toutes les vis et tous les boulons du squelette de Landsman s’étaient desserrés ; sa tête avait pivoté devant derrière, ses bras s’étaient détachés et ses globes oculaires avaient roulé sous le radiateur de la cabine. Quelque part au-dessus des monts Moore, la promesse de Landsman s’était retournée contre lui.