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Kitka ouvre grand la porte et saute avec l’amarre sur le ponton des hydravions. Landsman, lui, descend tant bien que mal de l’habitacle et pose le pied sur les planches de cèdre grisâtres. Encore titubant, il reste planté à battre des paupières et à aspirer de grandes goulées d’air local à l’odeur astringente d’aiguilles d’épicéa et de varech. Il rajuste sa cravate, enfonce sa galette avachie sur sa tête.

Peril Strait se réduit à un enchevêtrement de bateaux, à une pompe à gazole et à une rangée d’habitations battues par les intempéries, dans des coloris de moteur rouillé. Les maisons se serrent sur leurs pilotis, pareilles à des dames aux jambes maigres. Un tronçon miteux d’estacade se faufile entre celles-ci avant de s’avancer jusqu’aux cales de radoub. Tout semble tenir ensemble par une débauche de haussières, des embrouillaminis de lignes de pêche, des segments de seine garnis de flotteurs incrustés de coquillages. Le village entier pourrait n’être que bois flotté et fil métallique, épave d’une lointaine cité engloutie.

Le ponton des hydravions semble n’avoir aucun rapport matériel avec l’estacade ou le village de Peril Strait. Il est massif, bien conçu, en bon état – béton blanc et poutres peintes en gris –, fier de son ingénierie et des besoins logistiques de ses riches utilisateurs. Côté littoral, il se termine par une grille d’acier. Après celle-ci, un escalier à vis métallique a été surfilé à la falaise jusqu’à la clairière du sommet. À côté de l’escalier, une voie ferrée monte à angle droit, avec un quai protégé d’une rambarde, pour élever ce qui ne peut pas passer par l’escalier. Sur une petite plaque de métal vissée à la rambarde de l’embarcadère, on lit : MAISON DE REPOS BETH TIKKUN en yiddish et en anglo-américain, et dessous, seulement en anglo-américain : PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Landsman a les yeux rivés sur les caractères yiddish qui ont un air déplacé et accueillant dans ce coin sauvage de l’île Baranof : une réunion de petits policiers yiddish titubants en costume noir et feutre mou.

Kitka remplit son Stetson à un robinet fixé sur un poteau de l’embarcadère et asperge l’intérieur de son avion, un plein chapeau d’eau non potable après l’autre. Landsman est mortifié d’avoir occasionné cette corvée, mais Kitka et le vomi semblent être de vieux amis. Le pilote garde le sourire. Avec l’arête d’un guide plastifié pour les passionnés de poissons et de baleines d’Alaska, il rejette par la porte de l’appareil un mélange de vomissures et d’eau de mer. Il rince son guide, le secoue. Puis il s’immobilise dans l’encadrement de la porte, suspendu au toit d’une main, et regarde Landsman planté sur le quai. La mer clapote contre les flotteurs du Cessna et les pilots de l’embarcadère. Le vent qui descend de la Stikine River bourdonne aux oreilles de Landsman, agitant le bord de son chapeau. Du village s’élève une voix féminine usée, criant après son enfant ou son homme. Suivent les aboiements parodiques d’un chien.

— Je parie qu’ils sont au courant de votre arrivée, dit Kitka. C’est habité là-haut. – Son sourire devient penaud, se réduisant presque à une moue. – On en a eu la preuve, je crois.

— J’ai déjà fait une visite surprise à quelqu’un cette semaine, ça n’a pas été un franc succès, répond Landsman, qui dégaine le Beretta, éjecte le chargeur, le vérifie. Je doute qu’ils puissent être surpris.

— Vous savez qui ils sont ? demande Kitka, les yeux rivés sur le sholem.

— Non, je ne sais pas. Et vous ?

— Sérieusement, mon frère, si je le savais, je vous le dirais. Même si vous avez gerbé dans mon zinc.

— Peu importe qui ils sont, reprend Landsman, remettant en place le chargeur, ils ont peut-être tué ma petite sœur.

Kitka réfléchit à cette déclaration comme pour chercher ses points faibles ou ses lacunes.

— Je dois être à Freshwater à dix heures, annonce-t-il presque à regret.

— Ne vous en faites pas, tranche Landsman. Je comprends.

— Sinon, mon frère, je vous soutiendrais à cent pour cent.

— Oh, allez ! Qu’est-ce que vous dites ? Ce n’est pas votre problème.

— Ouais, mais je veux dire, Naomi. C’était quand même une pointure !

— Racontez-moi.

— En réalité, elle ne m’a jamais vraiment aimé tant que ça.

— Elle savait souffler le chaud et le froid, dit Landsman, remettant le revolver dans la poche de son veston. Quelquefois.

— Très bien, alors, dit Kitka, chassant une gerbe d’eau de son appareil de la pointe d’une botte Roper. Hé, écoutez ! Faites gaffe.

— Ce n’est pas vraiment mon truc.

— Alors vous aviez ça en commun, dit Kitka, vous et votre sœur.

Landsman descend lourdement sur le ponton et essaie, sans y croire, la poignée de la porte d’acier. Puis il jette sa sacoche de l’autre côté et escalade la grille à sa suite. À l’instant où il enjambe le sommet, il se prend le pied dans les barreaux, perd sa chaussure. Il bascule et s’étale de l’autre côté, atterrissant avec un bruit de viande froide. Il se mord la langue, ce qui provoque un jet salé de sang. Il s’époussette et, par-dessus son épaule, jette un coup d’œil au ponton, histoire de vérifier que Kitka n’a rien manqué de la scène. Le policier agite la main pour montrer qu’il est entier. Kitka lui répond après un temps de réflexion. Il ferme la porte de l’appareil. Le moteur revient à la vie. L’hélice s’évanouit dans l’obscur éclat de sa révolution.

Landsman se lance dans la longue ascension jusqu’en haut des marches. En ce moment, il est peut-être en plus mauvais état qu’il ne l’était quand il a tenté de vaincre l’escalier de l’immeuble des Shemets vendredi matin. La veille, il n’a pas fermé l’œil sur la planche dure et grumeleuse d’un matelas de motel. Deux jours plus tôt, on lui a tiré dessus et il a été rossé dans la neige. Il a mal partout, il respire mal. Une douleur inconnue lui vrille les côtes, une autre le genou gauche. Il doit s’arrêter une fois à mi-hauteur, histoire de griller une cigarette pour la route. Il se retourne et regarde le Cessna osciller et s’éloigner en vrombissant dans les nuages bas du matin, abandonnant Landsman à ce qui ressemble en ce moment précis à un destin solitaire.

Landsman se suspend à la rambarde, très haut au-dessus du village et de la plage déserte. En contrebas, sur l’estacade sinueuse, des gens sont sortis de leurs maisons pour le voir grimper. Il les salue d’un geste de la main et ils lui répondent aimablement. Il écrase le mégot de sa papiros et reprend son lent cheminement, avec pour seule compagnie le ressac de la mer dans la crique et les lointains croassements des corbeaux. Puis ces bruits s’estompent. Il n’entend plus que son souffle, le tintement de ses semelles sur les marches métalliques et le grincement de la bandoulière de sa sacoche.

Au sommet, une hampe blanchie à la chaux arbore deux drapeaux. L’un est celui des États-Unis d’Amérique, le second un humble modèle blanc, frappé de l’étoile bleue de David. La hampe se dresse au centre d’un rond de pierres également blanchies, elles-mêmes encerclées d’un tablier de béton. Sur une petite plaque métallique apposée au pied du mât, on peut lire : HAMPE ÉRIGÉE GRÂCE À LA GÉNÉROSITÉ DE BARRY ET RHONDA GREEN-BAUM BEVERLY HILLS CALIFORNIE. Une allée mène du tablier circulaire au plus grand des bâtiments que Landsman a vus du ciel. Si les autres évoquent des boîtes à gâteaux revêtues de bardeaux de cèdre, celui-ci montre une esquisse de style. Son toit goudronné est couvert d’acier nervuré et peint en vert foncé. Vasistas et meneaux agrémentent ses fenêtres. Une large galerie enveloppe la bâtisse sur trois côtés, avec pour colonnes des troncs de sapin encore garnis de leur écorce. L’allée de ciment conduit à un large perron, au centre de la galerie.