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Deux hommes se tiennent sur la marche supérieure, regardant Landsman venir vers eux. Tous deux ont des barbes fournies, mais pas de papillotes. Pas de bas, pas de chapeaux noirs. Celui de gauche est jeune, trente ans tout au plus. Il est grand, imposant même, avec un front proche du bunker de béton et une mandibule surbaissée. Sa barbe noire indisciplinée et encline aux frisettes laisse une spire de peau nue sur chaque joue. Ses grandes mains ballantes palpitent à la manière d’une paire de céphalopodes. Il porte un costume noir généreusement cintré avec une cravate en reps rouge. Landsman lit une crispation de désir dans les doigts du colosse et essaie de repérer la présence d’une arme sous son gilet. À mesure que Landsman approche, les yeux de l’autre se glacent pour devenir d’un noir éteint.

L’autre homme est à peu près de l’âge, de la taille et de la stature de Landsman. Mais il a plus de ventre que lui et s’appuie sur une canne courbe, façonnée dans un bois sombre et luisant. Sa barbe est anthracite, striée de gris cendré, bien taillée, presque bon enfant. Vêtu d’un complet trois-pièces en tweed, il fume pensivement la pipe. Il semble curieux, content sinon ravi, de voir Landsman avancer vers lui : un médecin préparé à une petite anomalie ou entorse aux présentations d’usage. Ses chaussures, des mocassins à franges de cuir.

Landsman s’immobilise devant la première marche du perron et, d’une secousse, remonte sa sacoche sur son épaule. Un pic-vert agite son cornet de dés. Le laps d’un instant, c’est l’unique bruit qu’on entend, avec le bruissement des aiguilles de pin. Ils pourraient être les trois seuls survivants dans tout le sud-est de l’Alaska. Mais Landsman sent d’autres yeux qui l’observent par l’interstice des rideaux de fenêtres, au moyen de viseurs d’armes à feu, de périscopes et d’œilletons. Il sent de manière palpable la vie ambiante suspendue, la gymnastique du matin, la vaisselle des tasses à café. Il sent l’odeur des œufs frits dans le beurre, celle du pain grillé.

— Je ne sais pas comment vous l’annoncer, dit le colosse à la barbe en bataille.

Sa voix paraît rebondir trop longtemps dans sa poitrine avant de s’en échapper. Les mots sortent épais, servis à la louche.

— … Mais votre accompagnateur est reparti sans vous.

— Parce que je dois aller quelque part ? dit Landsman.

— Vous ne séjournez pas ici, cher ami, répond le bonhomme au complet de tweed.

Dès qu’il prononce le mot « ami », toute amitié semble déserter ses manières.

— Mais j’ai une réservation ! proteste Landsman, contemplant les mains frémissantes du colosse. Je suis plus jeune que je n’en ai l’air.

Encore ce bruit d’osselets dans un godet, quelque part dans les bois.

— O.K., je ne suis pas un ado, et je n’ai pas de réservation, mais j’ai vraiment un problème d’abus de stupéfiants, insiste Landsman. Ce n’est pas rien, quand même.

— Monsieur…, reprend l’homme au complet de tweed, descendant une marche.

Landsman peut humer l’âpre mélange qu’il fume.

— Écoutez, l’interrompt-il. J’ai entendu parler du bon travail que votre équipe accomplit ici, d’accord ? J’ai tout essayé. Je sais que c’est dingue, mais je suis au bout du rouleau, et je n’ai nulle part ailleurs où aller.

L’homme au complet de tweed jette un regard au colosse resté en haut des marches. Apparemment, ils n’ont aucune idée de l’identité de Landsman, ni de ce qu’ils doivent faire de lui. Toute la rigolade de ces quelques derniers jours, en particulier le calvaire du vol de Yakobi, semble avoir gommé le côté noz de l’aura de Landsman. Il espère et redoute à la fois d’avoir simplement l’air d’un loser, traînant sa malchance dans la sacoche pendue à son épaule.

— J’ai besoin d’aide, ajoute-t-il et, à sa vive surprise, des larmes brûlantes lui montent aux yeux. Je suis en piètre état. – Sa voix se brise. – Je… je suis prêt à le reconnaître.

— Quel est votre nom ? demande lentement le colosse.

Son regard se réchauffe sans être amical, plaint Landsman sans s’intéresser vraiment à lui.

— Felnboyger, tente Landsman, tirant ce nom d’un ancien mandat d’arrêt. Lev Felnboyger.

— Quelqu’un sait-il que vous êtes ici, monsieur Felnboyger ?

— Juste ma femme. Et le pilote, bien sûr.

Landsman constate que les deux hommes se connaissent suffisamment bien pour avoir une discussion animée sans paroles ni mouvements autres que ceux de leurs yeux.

— Je suis le Dr Roboy, profère enfin le géant.

Il balance un de ses battoirs vers Landsman, façon charge d’une grue au bout de son câble. Landsman voudrait bien s’écarter du chemin, mais il serre sa masse froide et sèche.

— Je vous en prie, monsieur Felnboyger, entrez.

Il traverse derrière eux les planches de sapin sablées de la galerie. En haut des chevrons, il repère un nid de guêpes, en guette le moindre signe de vie, mais celui-ci a l’air aussi abandonné que toutes les autres constructions de cette hauteur.

Ils entrent dans un hall désert, meublé, avec un goût de podologue, de rectangles de mousse beige clair. Moquette à poil ras d’un coloris terne, gris emballage d’œufs. Les murs sont décorés de vues convenues de la vie sitkienne : bateaux saumoniers et licenciés de yeshiva, société des cafés de Monastir Street, un klezmer qui pourrait être un Nathan Kalushiner stylisé. Une fois encore, Landsman a la sensation désagréable que tout a été installé et accroché le matin même. Il n’y a pas une cendre de cigarette dans les cendriers. Le présentoir de brochures éducatives est garni d’exemplaires de Toxicomanie : comment en sortir et de Choix de vie : locataire ou propriétaire ? Un thermostat mural soupire, accablé d’ennui. La pièce sent la moquette neuve et le tabac froid. Sur une plaque adhésive au-dessus de la porte donnant sur un couloir moquetté, on peut lire : DÉCORATION DU HALL AVEC LA GRACIEUSE PERMISSION DE BONNIE ET DE RONALD LEDERER BOCA RATÔN FLORIDE.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit le Dr Roboy de sa voix aussi visqueuse que du sirop noir. Fligler ?

L’homme au complet de tweed revient vers la porte-fenêtre, ouvre le battant de gauche et vérifie les espagnolettes du haut et du bas. Puis il referme le battant, le ferme à clé et empoche la clé. Il repasse derrière Landsman, le frôlant d’une épaule de tweed rembourrée.

— Fligler, dit Landsman, saisissant doucement le petit homme par le bras. Vous êtes aussi médecin ?

Fligler se dégage de la main de Landsman, sort une pochette d’allumettes de sa poche.

— Et comment, réplique-t-il sans la moindre sincérité ou conviction.

Des doigts de la main droite, il détache une allumette de la pochette, la gratte et l’approche du fourneau de sa pipe, le tout d’un seul mouvement continu. Pendant que sa main droite est occupée à divertir Landsman avec ce menu exploit, sa main gauche plonge dans la poche du veston de ce dernier et en ressort le .22.