— Ce n’est pas vrai.
— Le centre bidon de soins pour jeunes.
— Je vois, dit Baronshteyn avec une gravité feinte. Le centre bidon de soins pour jeunes. Une histoire à scandale.
— Une façade pour votre association avec Roboy, Fligler et leurs puissants amis.
Le cœur de Landsman bat violemment devant la hardiesse de ses intuitions. Il se demande pourquoi des Juifs auraient envie ou besoin de si grandes installations dans ce coin, et surtout comment ils seraient parvenus à convaincre les autochtones de leur permettre de les construire. Était-il possible qu’ils aient acquis une parcelle des Indianer-Lands pour ouvrir un nouveau McShtetl ? Ou celle-ci allait-elle servir de centre de transit pour une opération de trafic humain, une forme de pont aérien verbover au départ de l’Alaska ne nécessitant ni visas ni passeports ?
— Vous avez tué Mendel Shpilman et ma sœur pour les empêcher de parler de ce que vous prépariez ici, poursuit-il. Puis, par l’intermédiaire de Roboy et de Fligler, vous avez fait agir vos relations au gouvernement pour maquiller le crash.
— Vous avez écrit tout cela noir sur blanc, n’est-ce pas ?
— Oui, et j’ai envoyé le document à mon avocat, à ouvrir au cas où, par exemple, je disparaîtrais brusquement de la face de la Terre.
— Votre avocat…
— C’est exact.
— Et qui serait cet avocat ?
— Sender Slonim.
— Sender Slonim, je vois, répète Baronshteyn, hochant la tête comme si les déclarations de Landsman l’impressionnaient. Un bon Juif, mais un mauvais avocat. – Il descend de son tabouret et le bruit sourd de ses bottes met un point final à son examen du prisonnier. – Je suis satisfait. Ami Fligler !
On entend un snik, suivi d’un raclement de semelles sur le linoléum. Ensuite, tout ce que Landsman sait, c’est qu’une ombre surgit dans son champ visuel droit. L’espace séparant sa cornée de la pointe d’acier peut se mesurer par un battement de cils. Landsman a un mouvement de recul, mais, à l’autre bout du couteau, Fligler lui saisit l’oreille, tire dessus. Landsman se roule en boule et essaie de se jeter à bas du comptoir. Du pommeau de sa canne Fligler assène un coup sur le pansement de sa blessure, une étoile déchiquetée explose au fond des yeux du policier. Pendant qu’il est occupé à vibrer de douleur façon sonnette d’alarme, Fligler le retourne sur le ventre ; il grimpe à califourchon sur lui, tire brutalement sa tête en arrière et plaque le couteau sur sa gorge.
— Je n’ai peut-être pas de plaque, articule difficilement Landsman, s’adressant au Dr Roboy, qu’il sent être le Yid le moins déterminé dans la pièce. Mais je suis quand même un noz. Si vous me tuez, c’est une flopée d’ennuis pour votre entreprise locale.
— Peut-être que non, dit Fligler.
— Non, selon toute probabilité, renchérit Baronshteyn. Aucun Yid ne sera même plus policier dans deux mois.
La température de la fine chaîne d’atomes de carbone et de fer qui constitue la caractéristique de la lame de couteau plaquée sur la trachée de Landsman augmente d’un degré.
— Fligler…, émet Roboy en s’essuyant la bouche d’une main gigantesque.
— Je vous en prie, Fligler, dit Landsman. Coupez-moi la gorge, je vous en remercierai. Allez-y, ducon.
De l’autre côté de la porte de la cuisine leur parvient un bouillonnement de voix masculines inquiètes. Des pieds raclent le sol, prêts à entrer, puis hésitent. Rien ne se passe.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquiert amèrement Roboy.
— Un mot, docteur, répond une voix jeune, américaine, s’exprimant en anglo-américain.
— Ne faites rien, ordonne Roboy. Attendez-moi.
Juste avant que la porte se referme derrière Roboy, Landsman entend une autre voix se mettre à parler dans un flot de syllabes saccadées qui laissent seulement une empreinte de sons gutturaux dans sa cervelle.
Fligler prend plus solidement appui dans le creux des reins de Landsman. Il s’ensuit le petit moment d’embarras éprouvé par des inconnus réunis dans un ascenseur. Baronshteyn consulte sa luxueuse montre suisse.
— Jusqu’à quand j’aurai droit à ça ? se rebiffe Landsman. Juste pour savoir…
— Ah ! répond Fligler. Je meurs de rire.
— Roboy est un thérapeute confirmé de la désintoxication, répond Baronshteyn en affectant une patience indulgente, remarquablement proche de celle de Bina quand elle s’adresse à l’une des cinq milliards de personnes, Landsman entre autres, qu’elle tient tout bien considéré pour des imbéciles. Lui et son équipe ont sincèrement essayé d’aider le fils du rebbè. La présence de Mendel ici était entièrement volontaire. Quand il a pris la décision de partir, il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour le retenir.
— La nouvelle vous a brisé le cœur, j’en suis sûr, ironise Landsman.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Un Mendel Shpilman désintoxiqué ne représentait plus aucune menace pour vous, j’imagine ? Pour votre statut d’héritier présomptif ?
— Oy ! s’exclame Baronshteyn. Mais qu’est-ce que vous ne savez pas ?
La porte de la cuisine s’ouvre et Roboy les rejoint discrètement, les sourcils arqués. Avant que le battant se referme en claquant, Landsman entrevoit deux jeunes hommes barbus, affublés de costumes sombres mal coupés. Des costauds, dont un a l’escargot noir d’un écouteur lové dans le lobe de l’oreille. Au recto de la porte, sur une petite plaque, on peut lire : CUISINE ÉQUIPÉE GRÂCE AUX DONS GÉNÉREUX DE MR ET MRS LANCE PEARLSTEIN PIKESVILLE MARYLAND.
— Huit minutes, dit Roboy. Dix au maximum.
— Quelqu’un arrive ? demande Landsman. Qui est-ce ? Heskel Shpilman ? Ou sait-il seulement que vous êtes ici, Baronshteyn ? Êtes-vous là pour passer un marché avec ces gens ? S’intéressent-ils au combat verbover ? Que voulaient-ils de Mendel ? Alliez-vous l’utiliser pour forcer la main du rebbè ?
— J’ai l’impression qu’il vous faut relire votre fameux document, observe Baronshteyn. Ou prier Sender Slonim de vous expliquer ce qu’il contient.
Landsman entend des allées et venues, le crissement de pieds de chaises sur un plancher. Au loin, le vrombissement et le cliquetis d’un moteur électrique, une voiture de golf qui s’éloigne à toute allure.
— On ne peut plus maintenant, dit Roboy, s’approchant de Landsman avant de se dresser au-dessus de lui.
Sa grande barbe lui envahit le visage des pommettes jusqu’en bas, obstruant ses narines, poussant en fines vrilles sur les pavillons de ses oreilles.
— La dernière chose qu’il souhaite, c’est qu’il y ait des remous, ajoute-t-il. O.K., inspecteur.
Son élocution lente devient sirupeuse, brusquement plus chaleureuse, imprégnée d’une affection superficielle. Landsman se raidit, s’attendant au mauvais coup que ce changement d’attitude laisse sûrement présager et qui se révèle être une simple piqûre au bras, rapide et experte.
Dans les secondes oniriques qui précèdent sa perte de connaissance, la langue gutturale que Roboy a utilisée résonne encore aux oreilles de Landsman ; il a un éblouissement, une intuition invraisemblable, proche de l’illumination onirique issue de l’invention d’une grande théorie ou de la composition d’un beau poème qui, au matin, se révèlent être du charabia. Ces Juifs de l’autre côté de la porte, ils parlent de roses et d’encens. Ils affrontent le vent du désert sous des palmiers dattiers, et Landsman est là aussi, avec sa grande tunique flottante qui le protège du soleil biblique, parlant l’hébreu. Ils sont tous amis et frères, et les montagnes moutonnent comme des béliers, et les collines comme de petits agneaux.
31.
Landsman sort d’un rêve où il donne son oreille droite à manger aux pales des hélices d’un Cessna 206. Il remue sous une couverture humide, électrique mais débranchée, dans un local à peine plus large que le petit lit sur lequel il est affalé. D’un doigt, il palpe prudemment le côté de sa tête. Là où Fligler l’a sonné à l’origine, la chair est enflée et suintante. Son épaule gauche aussi le tue.