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À une étroite fenêtre en face du lit, un store à lamelles métalliques laisse filtrer le gris désenchanté d’un après-midi de novembre dans le sud-est de l’Alaska. C’est moins une lumière qui en sourd qu’un résidu de lumière, un jour hanté par le souvenir du soleil.

Landsman tente de se redresser et découvre que, si son épaule le fait autant souffrir, c’est qu’on a eu la gentillesse de menotter son poignet gauche à un pied d’acier du sommier de son lit. Avec son bras en travers de la tête, Landsman s’est livré à une sorte de brutale chiropraxie sur son torse dans l’agitation de son sommeil. La même âme sensible qui l’a enchaîné a également pensé à lui retirer son pantalon, son veston et sa chemise, le réduisant une fois de plus à un homme en caleçon.

Il réussit à s’asseoir à la tête du lit, puis se laisse glisser du matelas en arrière, afin de pouvoir s’accroupir avec le bras gauche tendu à un angle plus naturel, sa main menottée posée par terre. Le sol, un linoléum jaune, de la couleur de l’intérieur d’un filtre de cigarette usagé, et aussi glacé qu’un stéthoscope de médecin légiste, présente une vaste collection de moutons et de chatons de poussière, ainsi que la tache grasse et velue d’une mouche noire. Les murs sont faits de parpaings recouverts d’une épaisse couche de peinture brillante bleu dentifrice. Sur celui voisin de la tête de Landsman, une écriture qui lui est familière a gravé un petit message à son intention dans la ligne de mortier entre deux parpaings : CELLULE DE DÉTENTION DUE AUX DONS GÉNÉREUX DE NEAL ET RISA NUDELMAN SHORT HILLS NEW JERSEY. Il a envie de rire, mais la vision en cet endroit du drôle d’alphabet de sa sœur lui donne la chair de poule.

En dehors du lit, le seul autre meuble est une corbeille métallique dans le coin proche de la porte. C’est un truc pour enfants, bleu et jaune avec un chien de B.D. en train de batifoler dans un champ de pâquerettes. Landsman la contemple un long moment, ne pensant à rien, sinon aux ordures des enfants et aux chiens de B.D. À l’obscur malaise que lui a toujours inspiré Pluto, un chien qui a pour maître une souris, confronté quotidiennement aux horribles mutations de Goofy. Un gaz invisible assombrit ses pensées, les gaz d’échappement d’un autobus stationné au beau milieu de son cerveau, moteur au ralenti.

Landsman reste accroupi près de son lit encore une ou deux minutes, rassemblant ses esprits comme un mendiant ramasse des pièces éparses sur le trottoir. Puis il tire le lit jusqu’à la porte et s’assied dessus. D’un geste à la fois méthodique et fou, il se met à taper dans la porte avec ses talons nus. C’est une porte blindée creuse ; sous les chocs, elle fait un bruit de tonnerre qui est agréable un moment, mais l’agrément perd vite de son charme. Ensuite, Landsman lance des cris sonores et répétés : « Au secours, je me suis coupé et je saigne ! » Il hurle jusqu’à être enroué, redouble de coups jusqu’à avoir mal aux pieds. À la fin, il se fatigue de hurler et de donner des coups. Il a envie de pisser, très envie. Il regarde la poubelle, puis la porte. Possible que ce soit les vestiges de drogue dans son système sanguin, ou la haine qu’il éprouve pour ce minuscule réduit où sa sœur a passé sa dernière nuit sur terre, ainsi que pour les hommes qui l’y ont enchaîné en caleçon. Peut-être tous ces hurlements de fureur ont-ils engendré une fureur réelle. Mais l’idée d’être forcé d’uriner dans une corbeille Shnapish le Chien met Landsman en rage.

Il traîne le lit jusqu’à la fenêtre et pousse de côté le store cliquetant. La vitre est en verre granité. Des rides d’un monde gris-vert contenues dans un lourd cadre d’acier. À une époque – peut-être jusqu’à très récemment –, il y avait un loquet, mais ses hôtes ont eu la prévoyance de le supprimer. Maintenant il ne reste plus qu’un seul moyen d’ouvrir la fenêtre. Landsman jette son dévolu sur la corbeille, tirant le lit d’avant en arrière derrière lui tel un symbole commode. Il lève la corbeille, vise et la jette dans le verre granité de la haute fenêtre. Elle rebondit vers Landsman, le heurtant en plein front. L’instant d’après, il a le goût du sang dans la bouche pour la deuxième fois de la journée ; un liquide chaud lui dégoutte sur la joue jusqu’à la commissure des lèvres.

— Espèce de salaud de Shnapish ! vocifère-t-il.

Il repousse le lit tout contre le mur en longueur puis, se servant de sa main libre, fait basculer le matelas du sommier, le dresse contre le mur opposé. Il empoigne alors le sommier et, dépliant les genoux, le soulève du sol. Il reste debout un moment, tenant le monstre branlant parallèle à son corps. Il vacille sous le poids soudain, qui n’est pas terrible mais éprouve tout de même ses forces. Il recule d’un pas, baisse la tête et enfonce le sommier dans la fenêtre. La pelouse verte et le brouillard s’impriment dans sa vision éblouie. Des arbres, des corbeaux, des abeilles de verre voletantes, les eaux vert-de-gris du détroit, un hydravion d’un blanc éclatant décoré de rouge. À ce moment-là, le lit échappe des mains de Landsman et jaillit dans l’air matinal entre les crocs de verre béants.

Au lycée, Landsman avait de bonnes notes en physique. Mécanique newtonienne, corps mobiles et immobiles, actions et réactions, gravitation et masse. Il trouvait plus de sens à la physique qu’à tout ce qu’on avait voulu lui enseigner d’autre. Un concept comme celui de la vitesse acquise, par exemple, la tendance d’un corps en mouvement à le rester. Landsman n’aurait donc pas dû être surpris que le sommier ne se contente pas de briser la fenêtre. Une secousse d’une violence à lui désarticuler l’épaule, et le voilà repris par l’émotion indicible qu’il a ressentie en tentant de grimper à bord de la limousine en mouvement de Mrs Shpilman : la soudaine conscience, comme un satori à l’envers, qu’il a commis une erreur grave, sinon fatale.

Landsman a une bonne étoile : il atterrit sur une congère. Une plaque qui a la vie dure, sournoisement cachée dans l’ombre du côté nord des bâtiments. La seule neige visible dans tout le complexe, et Landsman est tombé en plein dedans. Ses mâchoires claquent sous le choc, chaque dent faisant entendre sa sonorité particulière pendant que l’impact de son postérieur sur le sol dirige son orchestre newtonien avec le reste de son squelette.

Il sort la tête de la neige, la redresse. Un air froid lui coule dans la nuque. Pour la première fois depuis qu’il s’est envolé, il se dit qu’il gèle. Il se relève, le maxillaire encore vibrant. La neige strie son dos, telles des zébrures causées par un fouet de fer. Il trébuche et titube vers la gauche sous le poids du sommier, qui l’entraîne à se rasseoir dans la neige, à s’écrouler dedans, à plonger sa tête endolorie dans le tas immaculé et glacé. À fermer les yeux, à se relaxer.

À cet instant précis, il entend un léger chuintement de chaussures venant du coin de la bâtisse, comme une paire de gommes qui effaceraient les traces de leur passage. Une démarche déficiente, les cahots et les traînements de pied d’un boiteux. Landsman empoigne son sommier et le lève, puis recule contre les bardeaux du bâtiment. Dès qu’il aperçoit un bottillon de randonnée, le revers de tweed de la jambe de pantalon de Fligler, il pousse violemment le lit. Au moment où il tourne le coin, Fligler reçoit l’arête d’acier du sommier en pleine figure. Une main rouge de sang étend ses doigts en travers de ses joues et de son front. Sa canne voltige dans les airs, heurte le trottoir avec une note de marimba. Timide sans son meilleur ami, le sommier entraîne Landsman avec lui dans sa chute sur Fligler. L’odeur du sang de celui-ci emplit les narines du policier, qui se relève tant bien que mal, arrachant le sholem des doigts flasques de Fligler de sa main libre.