Il brandit l’automatique, envisageant de descendre l’homme à terre avec une certaine noirceur d’âme. Puis il jette un regard vers le corps de bâtiment, à cent cinquante mètres de distance. Plusieurs silhouettes sombres bougent derrière les portes-fenêtres de ce côté-ci. La porte s’ouvre à la volée, et les binettes trouées d’une bouche de grands et jeunes Yids envahissent l’entrée. Landsman leur envie leur capacité d’étonnement juvénile, mais lève quand même son arme dans leur direction. Ils plongent et reculent, et leur fuite révèle un homme grand et mince aux cheveux blonds. Le nouvel arrivant, fraîchement débarqué de son avion d’un blanc éclatant. Ses cheveux, c’est vraiment quelque chose, l’éclair d’un reflet sur une tôle. Des pingouins sur son pull, un pantalon large de velours. L’espace d’un instant, l’homme au pull aux pingouins fronce les sourcils à la vue de Landsman, l’air déconcerté. Puis quelqu’un le tire vers l’intérieur tandis que Landsman tente de le mettre en joue.
La menotte s’enfonce dans le poignet de Landsman, assez fort pour lui écorcher la peau. Il vise ailleurs, braquant son pistolet sur son bras gauche. Il tire un seul coup ; sa menotte se détache de la chaîne, bracelet à son poignet. Landsman met le sommier en terre avec un air de léger regret, comme si c’était le corps d’un domestique de la famille radoteur mais fidèle qui aurait bien servi les Landsman. Après quoi il fonce vers les bois, droit entre les arbres. Il doit y avoir au moins vingt jeunes Juifs en pleine forme lancés à sa poursuite, criant, jurant, donnant des ordres. Les premiers instants, il s’attend à voir l’éclair arborescent d’une balle dans sa cervelle et à s’effondrer sous son lent roulement de tonnerre. Mais rien de tel ne se passe, ils doivent avoir reçu l’ordre de ne pas tirer.
La dernière chose qu’il souhaite c’est qu’il y ait des remous.
Landsman se retrouve en train de courir sur un chemin de terre, propre et bien entretenu, balisé de cataphotes rouges fixés à des tiges métalliques. Il se rappelle le lointain carré de verdure qu’il avait aperçu du ciel, plus haut que les arbres et semé de tas de neige. Il se dit que ce sentier doit y conduire. En tout cas, il doit bien conduire quelque part.
Le policier court à travers bois. Le chemin est recouvert d’un épais tapis d’aiguilles sèches qui assourdit le bruit sourd de ses pieds nus. Landsman voit quasiment la chaleur quitter son corps en ondes miroitantes qui lui font une traîne. Il a un arrière-goût au fond de la bouche, comme un souvenir de l’odeur du sang de Fligler. Les maillons de la chaîne brisée pendent du bracelet en tintant. Quelque part, un pic-vert se tape la tête contre le flanc d’un arbre. La propre tête de Landsman travaille à plein régime, cherchant à se représenter ces hommes et leurs activités. Le professeur infirme, dont il porte le TEC-9. Le médecin au front de béton. La chambrée déserte. Le foyer d’accueil qui n’en était pas un. Les gars baraqués en train de faire le pied de grue dans le domaine. Le blondinet au pull aux pingouins qui ne tolère pas de remous.
Pendant ce temps, un autre segment de son cerveau s’occupe à tenter d’établir la température de l’air – disons 2 à 3 °C – et, de là, à calculer ou à se remémorer une table qu’il avait peut-être vue jadis, indiquant en combien de temps l’hypothermie pouvait tuer un policier juif en caleçon. Mais les cellules motrices de ce grand organe ravagé, drogué et hébété lui ordonnent seulement de courir, encore et toujours.
Les bois s’arrêtent brusquement. Landsman déboule devant un hangar à machines : des panneaux gris d’acier moulé sans fenêtres, avec un toit de plastique ondulé. Une paire de réservoirs scrotaux se blottissent contre le flanc du bâtiment. Le vent est plus cinglant ici, Landsman sent comme un flot d’eau bouillante sur sa peau. Il court de l’autre côté du hangar, lequel se dresse au bout d’une étendue dénudée jonchée de paille. Dans le lointain, une bande d’herbe verte s’évanouit dans les rouleaux de brouillard. Un sentier de gravillons part du hangar, longe le champ nu. Cinquante mètres plus loin, le chemin bifurque : une branche se dirige vers l’est, vers cette bande de verdure ; l’autre va tout droit, avant de disparaître dans un bosquet d’arbres obscur. Landsman se retourne vers le hangar. Une grande porte à roulettes. Avec fracas, il la tire d’un côté. Appareil de réfrigération démonté, mystérieuses pièces détachées, mur recouvert d’une inscription arabe composée de longueurs de tuyau de caoutchouc noir. Et, juste à côté de la porte, un de ces véhicules électriques à trois roues appelés Zumzum (deuxième exportation du district, après les téléphones mobiles de marque Shoyfer). Celui-ci est équipé d’un plateau au fond tapissé d’une feuille de caoutchouc noir maculée de boue. Landsman se met au volant. Aussi glacées que soient déjà ses fesses, aussi glacé que soit le vent qui souffle du Yukon, le siège en vinyle de ce Zumzum l’est encore plus. Landsman enfonce le starter, appuie sur la pédale de l’accélérateur et, avec un bruit sourd et un ronronnement du différentiel, le voilà parti. Il grimpe bruyamment jusqu’à la bifurcation du chemin, hésite entre les bois et cette bande tranquille d’herbe verte qui s’évanouit dans le brouillard comme une promesse de paix. Puis il accélère à fond.
Juste avant de piquer dans le bosquet d’arbres, en regardant par-dessus son épaule, Landsman voit les Yids de Peril Strait le suivre dans une grosse Ford Caudillo noire, faire voler du gravier en tournant le coin du hangar à machines. Landsman ne sait pas d’où sort cette caisse, ni d’ailleurs comment elle est arrivée jusqu’ici, il n’a vu aucune voiture depuis le ciel. À cinq cents mètres derrière le Zumzum, elle n’a aucun mal à le rattraper.
Dans les bois, le gravier cède la place à une piste grossière en terre battue qui serpente entre de magnifiques épicéas de Sitka, immenses et mystérieux. Dans sa course ronronnante, Landsman distingue entre les arbres une haute clôture grillagée couronnée de tortillons de fil barbelé étincelants. Cette clôture d’acier est entrelacée de lamelles de plastique vert. Par endroits, une brèche apparaît dans la trame verte de la clôture. Grâce à ces brèches, Landsman entrevoit un autre hangar de tôle, une clairière, des poteaux, des traverses, un enchevêtrement de câbles. Un immense portique tendu d’un filet à grimper, de rouleaux distendus de fil de fer barbelé, de cordes à nœuds. Cela pouvait être des agrès, une forme de terrain thérapeutique pour patients en convalescence. C’est clair, et les occupants de la Caudillo lui apportaient peut-être simplement son pantalon !
La voiture noire se trouve désormais à moins de deux cents mètres de lui. Le passager de devant abaisse sa vitre et sort se percher sur le haut de la portière, se tenant d’une main à la galerie pour ne pas tomber. Son autre main, remarque Landsman, se prépare à décharger une arme de poing. C’est un jeune homme barbu aux cheveux blonds et ras en costume noir, avec une cravate aussi discrète que celle de Roboy. Il prend son temps pour tirer, calculant la distance toujours décroissante. Un éclair fleurit autour de sa main, l’arrière du Zumzum explose avec une détonation suivie d’une pluie d’éclats de fibre de verre. Landsman pousse un cri et lève le pied de l’accélérateur. Voilà ce qui s’appelle ne pas faire de remous !
Poursuivant son élan, il cahote encore sur deux à trois mètres avant de s’arrêter. Le jeune homme qui pend de la fenêtre de la Caudillo relève son bras armé pour évaluer l’effet de son tir. Le trou déchiqueté dans l’habitacle en fibre de verre du Zumzum déçoit sans doute le pauvre gosse. Mais il peut se réjouir du fait que sa cible mouvante soit devenue fixe. Son prochain coup va être beaucoup plus facile. Le gosse abaisse de nouveau le bras avec une lenteur, une patience presque ostentatoires, cruelles. Dans sa minutie et son attitude parcimonieuse envers les balles, Landsman reconnaît la marque d’un entraînement rigoureux et le désir d’éternité d’un athlète.