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On entend du bruit dans le hall, un cliquetis de métal et de courroies ; l’instant d’après entrent deux employés de l’institut médico-légal avec un brancard pliable. Shpringer leur dit d’emporter la poubelle aux pièces à conviction et les sacs qu’il a remplis, puis sort à pas lourds, accompagné du grincement d’une des roulettes de son chariot.

— De la merde, notifie Landsman aux employés de la morgue, parlant de l’affaire, non de la victime.

Ce jugement ne paraît pas les surprendre, ni être une première pour eux. Landsman monte dans sa chambre retrouver sa bouteille de slivovitz et le petit verre de l’Exposition universelle qui a conquis son affection. Il s’installe dans le fauteuil devant le bureau, une chemise sale en guise de coussin de siège. Il sort le polaroïd de sa poche pour étudier la partie que Lasker a laissée derrière lui, essayant de décider si le prochain coup reviendrait aux blancs ou aux noirs, et ensuite quelle serait sa nature. Mais les pièces sont trop nombreuses, garder les coups en tête est trop difficile, et Landsman n’a rien qui ressemble à un échiquier sur quoi il pourrait disposer le jeu. Au bout de quelques minutes, il se sent gagné par le sommeil. Mais non, il ne va pas faire ça, pas en sachant que ce qui l’attend ce sont des rêves clichés à la Escher : des échiquiers flous, des tours géantes projetant des ombres phalliques.

Il se déshabille et passe sous la douche, puis reste étendu une demi-heure les yeux grands ouverts, à exhumer des souvenirs – sa petite sœur en tenue d’éclaireuse, Bina pendant l’été 1986… – de leurs enveloppes de cellophane. Il les dissèque comme si c’étaient des transcriptions, dans un livre poussiéreux volé à la bibliothèque, d’échecs et de coups d’éclat du temps jadis. Au bout d’une heure de ce fructueux passe-temps, il se lève, met une chemise propre avec une cravate et descend au commissariat central de Sitka pour rédiger son rapport.

5.

C’est aux mains de son père et de son oncle Hertz que Landsman avait appris à détester les échecs. À Łódź, les deux beaux-frères étaient des amis d’enfance, membres du Makkabi Club d’échecs pour la jeunesse. Landsman se souvient qu’ils lui racontaient souvent ce jour de l’été 1939 où le grand Tartakower était passé faire une démonstration aux gamins du Makkabi. Savielly Tartakower était citoyen polonais, grand maître, et un personnage célèbre pour avoir dit : « Les erreurs sont toutes là sur l’échiquier, attendant d’être commises. » Il était venu de Paris suivre un tournoi pour le compte d’un journal d’échecs français et rendre visite au directeur du Makkabi Club, un ancien camarade de son séjour sur le front russe dans l’armée de Franz Josef. À cette occasion, sur les instances du directeur, Tartakower avait proposé une partie contre le meilleur jeune joueur du club, Isidor Landsman.

Ils s’étaient installés ensemble, le vétéran de guerre bien bâti, costume sur mesure et bonne humeur grinçante, et le jeune homme de quinze ans, bégaiement, strabisme divergent, front dégarni et moustache souvent prise pour une empreinte de pouce charbonneuse. Tartakower tira les noirs, le père de Landsman choisit l’ouverture anglaise. Pendant la première heure, le jeu de Tartakower fut inattentif, pour ne pas dire morne. Il laissait son puissant moteur d’échecs tourner au ralenti et jouait académiquement. Trente-quatre coups plus tard, avec une arrogance cordiale, il proposa une partie nulle au père de Landsman. Landsman père avait besoin de pisser, ses oreilles tintaient, il ne faisait que reculer l’inévitable. Mais il déclina l’invitation. Sa stratégie n’était déjà plus fondée que sur l’émotion et le désespoir. Il réagit, refusa des échanges, ayant pour seuls atouts une nature obstinée et un sens hors normes de l’échiquier. Après soixante-dix coups, quatre heures et dix minutes de jeu, Tartakower, plus si cordial, réitéra sa première offre. Le père de Landsman, frappé d’acouphènes, à deux doigts de mouiller sa culotte, accepta. Des années plus tard, le père de Landsman disait parfois que son esprit, ce drôle d’organe, ne s’était jamais remis de l’épreuve de cette partie. Mais, bien sûr, des épreuves bien pires étaient à venir.

— Ce ne fut pas une partie de plaisir, est censé avoir dit Tartakower au père de Landsman en se levant de sa chaise.

Avec son coup d’œil infaillible pour les faiblesses, le jeune Hertz Shemets remarqua un tremblement de la main de Tartakower, qui tenait un verre de tokay qu’on lui avait apporté à la hâte. Puis le grand maître tendit le doigt vers le crâne de Landsman :

— Mais je préfère ça à être obligé de vivre là-dedans !

Moins de deux ans plus tard, Hertz Shemets, sa mère et sa petite sœur, Freydl, arrivaient sur l’île Baranof, en Alaska, avec la première vague des colons galitzer. Il avait voyagé sur le fameux Diamond, un transport de troupes du temps de la Première Guerre mondiale, que le secrétaire Harold Ickes avait sorti de la naphtaline et rebaptisé hypocritement, c’est du moins la légende, en mémoire de feu Anthony Dimond, le délégué abstentionniste du territoire de l’Alaska à la Chambre des représentants des États-Unis. (Jusqu’à la fatale intervention, à un carrefour de Washington, d’un shlémil chauffeur de taxi et ivrogne du nom de Denny Lanning – héros éternel des Juifs de Sitka –, le délégué Dimond s’était évertué à enterrer en commission le Décret sur le peuplement de l’Alaska.) Maigre, pâle, désorienté, Hertz Shemets débarqua donc du Diamond, de son obscurité et de ses relents pestilentiels de soupe et d’eau rouillée, pour découvrir la senteur fraîche et astringente des épicéas de Sitka. Avec sa famille et son peuple, il avait été immatriculé, vacciné, épouillé, étiqueté tel un oiseau migrateur, ainsi que le stipulait le Décret sur le peuplement de l’Alaska de 1940. Dans un portefeuille de carton, il portait sur lui un « passeport Ickes », visa d’urgence spécial imprimé sur un papier fin spécial avec une encre boueuse spéciale.

Hertz Shemets n’avait nulle part ailleurs où aller, c’est ce qui était écrit en gros caractères sur le recto du passeport Ickes. Il n’était aucunement autorisé à se rendre à Seattle ou à San Francisco, ni même à Juneau ou à Ketchikan. Tous les quotas normaux de l’immigration juive aux États-Unis demeuraient en vigueur. Même avec la mort opportune de Dimond, le Décret ne pouvait être imposé au corps politique américain sans un peu de poigne et de lubrifiant, et les restrictions sur le déplacement des Juifs faisaient partie du marché.

Sur les talons de Juifs venus d’Allemagne et d’Autriche, la famille Shemets fut larguée, avec ses compagnons d’infortune galitzer, au campement Slattery, dans une tourbière située à une quinzaine de kilomètres d’une ville à moitié décrépie, peu hospitalière, Sitka, capitale de l’ancienne colonie russe d’Alaska. Dans des cabanes et des baraquements aux toits de tôle battus par les vents, ils avaient subi six mois d’acclimatation intense aux bons soins d’une équipe de première de quinze milliards de moustiques sous contrat avec le ministère de l’Environnement des États-Unis. Hertz fut enrôlé pour casser les cailloux, puis affecté à l’équipe qui avait construit l’aérodrome de Sitka. Il perdit deux molaires après avoir reçu un coup de pelle en travaillant avec un détachement de corvée au fond d’un bateau-porte envasé dans le port de Sitka. Des années après, chaque fois qu’on traversait le pont Tshernovits avec lui en voiture, il se frottait la mâchoire, et ses yeux durs dans son visage anguleux prenaient une expression nostalgique. Freydl fut envoyée à l’école dans une grange glacée, dont le toit résonnait sous une pluie persistante. Leur mère apprit les rudiments de l’agriculture, l’usage de la charrue, des engrais et du tuyau d’arrosage. Brochures et affiches présentaient la courte période de pousse alaskienne comme une allégorie de la brève durée du séjour de la famille. Mrs Shemets devait voir dans la colonie de peuplement de Sitka un cellier ou un abri de jardin où, à l’instar des bulbes de fleurs, elle et ses enfants pouvaient être remisés pour l’hiver jusqu’à ce que leur terre d’origine dégelât suffisamment pour leur permettre d’y être replantés. Personne n’imaginait que la terre d’Europe serait semée aussi profondément de sel et de cendres.