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Telle l’ombre d’un drapeau, la capitulation flotte sur le cœur de Landsman. Il n’a aucun moyen d’échapper à la Caudillo, pas dans un Zumzum mitraillé qui dans un bon jour culmine à vingt-sept kilomètres à l’heure. Une couverture chaude, peut-être une tasse de thé brûlant, voilà qui lui paraît une récompense adaptée à l’échec. La Caudillo fonce à toute vitesse vers lui, puis s’immobilise en dérapant dans un nuage d’aiguilles de pin. Trois de ses portières s’ouvrent, trois hommes en descendent, de jeunes Yids mal dégrossis, costumes mal coupés et chaussures noir météorite, qui braquent leurs pistolets automatiques sur Landsman. Les armes semblent vibrer dans leurs mains comme si elles contenaient des bêtes sauvages ou des gyroscopes. Les tireurs ont du mal à se retenir. Des durs, cravates au vent, la barbe bien taillée autour du menton, avec de petites soucoupes au crochet pour calottes.

La portière arrière du côté le plus proche reste obstinément fermée, mais derrière Landsman distingue la silhouette d’un quatrième homme. Les petits durs s’avancent vers lui dans leurs costumes assortis, avec leurs coupes de cheveux proprettes.

Landsman se lève et se retourne, les mains en l’air.

— Vous êtes des clones, hein ? lance-t-il pendant que les trois petits durs l’entourent. À la fin du film, on s’aperçoit toujours que c’est des clones.

— La ferme, ordonne le plus rapproché des petits durs, recourant à l’anglo-américain.

Landsman est prêt à s’incliner quand il entend le bruit de quelque chose d’à la fois fibreux et pâteux qu’on déchirerait lentement en deux. Le temps qu’il vérifie dans les yeux des petits durs qu’ils l’entendent aussi, ce bruit devient plus aigu et se transforme en un bruissement régulier : une feuille de papier prise dans l’hélice d’un ventilateur. Le vacarme s’intensifie et gagne en feuilleté. Une toux hachée de vieil homme, le son métallique d’une lourde clé contre un sol de ciment glacé. La flatulence d’un ballon crevé qui file à travers le séjour, renversant une lampe sur son passage. Entre les arbres apparaît une lumière intermittente, aussi tremblante qu’un bourdon. Brusquement, Landsman sait ce que c’est.

— Dick, profère-t-il simplement, non sans surprise, tandis qu’un frisson le secoue jusqu’à la moelle.

La lumière est une vieille lampe à six volts, guère plus puissante qu’une grosse torche, faible et vacillante dans l’obscurité de la forêt d’épicéas. Le moteur qui pousse cette lumière vers le groupe de Yids est un V-Twin customisé. À chaque nouvelle ornière de la route, on entend les amortisseurs de devant.

— Qu’il aille se faire foutre, gronde un des petits durs. Et sa putain de boîte d’allumettes de moto aussi !

Landsman a eu vent de différentes histoires sur l’inspecteur principal Willie Dick et sa moto. Certains affirment que celle-ci a été fabriquée pour un millionnaire de Bombay de stature plus menue que la moyenne, d’autres qu’elle avait été offerte à l’origine au prince de Galles pour son treizième anniversaire, d’autres encore qu’elle avait appartenu dans le temps à un nain casse-cou d’un cirque du Texas ou d’Alabama ou de quelque autre bled exotique de ce genre. À première vue, c’est une Royal Enfield Crusader, un modèle de série 1961, gris métallisé au soleil et dont les fantastiques chromes ont été amoureusement restaurés. Il faut s’en approcher, ou la voir à côté d’une moto de taille normale, pour s’apercevoir qu’elle a été construite à une échelle réduite aux deux tiers. Willie Dick, bien qu’adulte et âgé de trente-sept ans, ne mesure que 1,44 mètre.

Dans un vrombissement Dick dépasse le Zumzum, s’arrête en grinçant, coupe le vénérable moteur anglais. Il descend de sa moto, s’avance vers Landsman avec un air fanfaron.

— Qu’est-ce que c’est que ce con ! siffle-t-il, retirant ses gants, des gantelets de cuir noir du genre de ceux portés par Max von Sydow interprétant Erwin Rommel.

Vu sa stature d’enfant, sa voix est incroyablement grave et bien timbrée. Sans se presser, il décrit un cercle approbateur autour de la fine fleur de la police juive.

— Inspecteur Meyer Landsman ! – Il se retourne vers les petits durs, passe en revue leur dureté. – … Messieurs.

— Inspecteur principal Dick, répond celui qui a dit à Landsman de la fermer, un garçon avec un air d’ex-taulard, affûté, furtif, une brosse à dents aiguisée pour couper comme un couteau. Qu’est-ce qui vous amène par nos parages ?

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Gold – c’est Gold, hein ? ouais ! –, ce sont mes putain de parages.

Dick sort du cercle formé autour de Landsman, écarquille les yeux pour tenter de distinguer l’ombre qui observe de derrière la portière fermée de la Caudillo. Landsman ne peut avoir aucune certitude, mais quel que soit le mystérieux passager, il ne paraît pas assez corpulent pour être Roboy ou le blondinet au pull aux pingouins. Une petite silhouette voûtée, discrète et attentive.

— J’étais là avant vous et j’y serai encore après que vous serez partis, vous, les Yids !

L’inspecteur principal Wilfred Dick est un Tlingit pur jus, un descendant du chef Dick, responsable de la dernière victime enregistrée dans l’histoire des relations russo-tinglit puisqu’il avait abattu un sous-marinier russe naufragé et à demi mort de faim qu’il avait surpris en train de dévaliser ses casiers à crabes à Stag Bay, en 1948. Willie Dick est marié et a neuf enfants d’une première épouse que Landsman n’a jamais vue. Naturellement, elle passe pour être une géante. En 1993 ou 1994, Dick a terminé avec succès la course en traîneau à chiens Iditarod, arrivant neuvième sur quarante-sept finalistes. Il est titulaire d’un doctorat en criminologie de l’université Gonzaga de Spokane, État de Washington. Son premier acte de mâle adulte de la tribu a été de caboter, dans un vieux baleinier bostonien, de son village natal de Stag Bay au commissariat central de la police tribale d’Angoon, afin de convaincre le commissaire de ne pas tenir compte, dans son cas, des critères de taille minimale requis pour être officier de la police tribale. Les explications de son succès sont calomnieuses, salaces, difficiles à croire, quand ce n’est pas les trois à la fois. Willie Dick possède toutes les tares habituelles des hommes très petits et très intelligents : vanité, arrogance, esprit de compétition trop poussé, mémoire des blessures et des humiliations. Mais il est également honnête, tenace et intrépide, et il doit un service à Landsman : Dick a aussi la mémoire des services rendus.

— J’essaie d’imaginer ce que vous mijotez, espèces d’enragés d’Hébreux, et chacune de mes théories est plus nase que la dernière, déclare-t-il.

— Cet homme est un de nos patients, répond Gold. Il voulait sortir un peu trop tôt, c’est tout.

— Donc vous alliez lui tirer dessus, enchaîne Dick. C’est une putain de méchante thérapie, les gars ! Merde ! Rigoureusement freudienne, hein ?

Il se retourne vers Landsman et le toise des pieds à la tête. Le visage basané de Dick est beau dans son genre : les yeux intenses opérant sous le couvert d’un front empreint de sagesse, le menton creusé d’une fossette, le nez droit et régulier. La dernière fois que Landsman l’a vu, Dick n’arrêtait pas de sortir de sa poche de chemise une paire de lunettes pour lire et de les poser sur son nez. Maintenant il cède à la sénilité et a adopté une fine monture italienne en acier gratté noir, le genre arboré dans les interviews sérieuses par les guitaristes de rock anglais vieillissants. Il porte un jean noir bien raide, des bottes mexicaines assorties et une chemise écossaise rouge et noir au col ouvert. Sur ses épaules, comme d’habitude, il a jeté une courte cape, tenue en place par une lanière de cuir tressé, confectionnée avec la peau d’un ours qu’il a lui-même chassé et tué. Il a beau être un dandy, Willie Dick – il fume des cigarettes noires –, c’est un excellent enquêteur dans les affaires d’homicide.